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L’avis d’un expert

vendredi 2 janvier 2009

L’explosion survenue dans un stockage de nitrate d’ammonium de l’usine AZF de Toulouse a donné lieu à des prises de positions très diverses et souvent surprenantes.
On ne peut pas aborder sereinement la genèse de cet accident sans analyser au préalable les conditions dans lesquelles ce produit peut exploser, ni sans rappeler les connaissances scientifiques et techniques essentielles en matière d’explosion.

1/ Rappel succinct sur les explosions et les explosifs

Une explosion est une réaction très brutale, exothermique, avec formation d’un volume de gaz important et chaud.
Ce peut être une réaction entre un comburant et un combustible, par exemple air + propane, chlore + hydrogène, nitrate de potassium + charbon de bois et soufre (poudre noire), chlorate + matière organique, aluminium + air ou O2 (dans ce cas il n’y a pas formation de gaz, mais l’effet thermique est très important), etc.…
Ce peut être aussi une substance qui se décompose brutalement sous l’effet d’une énergie d’amorçage : TNT, tous les explosifs solides ou liquides (nitroglycérine etc.…), diverses substances thermodynamiquement instables.

2/ Déflagration et détonation

La réaction peut avoir deux régimes qui se distinguent par leur vitesse de propagation :
• déflagration : vitesse inférieure à la vitesse du son (300 m.s-1),
• détonation : vitesse supérieure à 1 000 m.s-1.

Les deux phénomènes peuvent s’observer avec une même substance selon les conditions dans lesquelles la réaction est initiée et se propage. Par exemple, un mélange air-propane ou air-hydrogène allumé avec une faible énergie, en milieu non confiné, déflagre ; le même mélange amorcé avec une forte énergie, ou encore confiné, ou en écoulement turbulant, peut détoner.

Selon les conditions, on peut passer d’un régime à l’autre. Il en est de même avec les explosifs condensés : on peut faire brûler de la tolite, avec une vitesse, certes très grande, mais selon un régime déflagrant ; la même quantité peut détoner sur l’effet d’un détonateur d’énergie convenable.
Les poudres propulsives utilisées dans les canons ou les roquettes déflagrent. Mais convenablement amorcées elles peuvent aussi détoner.

L’effet des deux régimes est différent à courte distance :
• la déflagration n’agit que par simple surpression : effet de souffle,
• la détonation a un effet brisant.

Le profil des ondes de surpression diffère par la durée de la montée en pression et la valeur maximale de celle-ci ; les deux surpressions sont suivies par une dépression d’amplitude bien plus faible, mais de durée plus longue.

3/ Sensibilité des explosifs

En matière de sécurité, la principale caractéristique d’une substance ou d’un mélange explosif est l’énergie d’amorçage nécessaire pour initier soit la déflagration soit la détonation.
Cette énergie peut être très variable :
• un très faible frottement pour certaines substances très sensibles,
• un choc mécanique (nitrures, fulminates, etc.),
• une élévation de température,
• un amorçage par un autre explosif,
• une étincelle,
• etc.…

Dans l’utilisation des explosifs on utilise une amorce contenant un explosif sensible en très faible quantité pour initier la détonation, puis un ou deux explosifs relais entre cette amorce et l’explosif principal. Le nitrate d’ammonium est la moins sensible des substances explosives, ce qui en autorise l’utilisation par le grand public comme engrais par exemple.

4/ Cas du nitrate d’ammonium

Le nitrate d’ammonium peut intervenir dans des explosions de deux façons :
• soit comme comburant s’il est mélangé à une substance combustible : hydrocarbure (exemple : gasole), poudre d’aluminium, soufre, autre explosif. Ce sont les explosifs industriels dits « nitratés » utilisés dans les mines, carrières, travaux publics, travaux agricoles, etc… également dans des actions terroristes (nitrate fuel). Les explosifs nitratés, comme tous les explosifs classiques ne peuvent détoner que s’ils sont amorcés par un détonateur de puissance suffisante.
• soit seul comme substance intrinsèquement explosive ; convenablement amorcé le nitrate d’ammonium peut se décomposer de façon explosive en dégageant de l’énergie et des gaz. Il dégage 1 580 kJ/kg contre 2 500 à 6 000 kJ/kg pour les explosifs classiques. C’est donc un explosif peu puissant.

Contrairement à la plupart des autres explosifs il est insensible aux frottements et aux chocs mécaniques les plus violents ; s’il y a explosion au choc elle ne concerne que la partie soumise directement à l’impact sans transmission au reste de la matière. Il n’est pas sensible à l’impact des balles de fusil.
En cas d’échauffement, il faut atteindre des températures voisines de 400°C pour observer une explosion en cas de confinement du produit.

5/ Explosions industrielles ayant mis en cause le nitrate d’ammonium

Le nitrate d’ammonium est un des produits chimiques qui a été le plus fabriqué au cours du XXe siècle, essentiellement pour son usage agricole. Il a été produit, stocké, transporté dans les conditions les plus diverses, y compris dans des pays peu développés où la sécurité est peu rigoureuse. Le retour d’expérience est donc particulièrement significatif.

On a observé des échauffements qui se traduisent par des émissions de vapeurs nitreuses rousses bien caractéristiques. Ces phénomènes sont lents ; on les maîtrise par surveillance de la température au moyen de cannes pyrométriques enfoncées dans la masse et par arrosage et injection d’eau. Ces échauffements sont dus à une décomposition lente et faiblement exothermique, ce qui entraîne la propagation, mais sans effet d’explosion.

Les explosions qui ont eu lieu étaient de deux types :
• incendie dans un stockage confiné, avec au voisinage des matières combustibles et des difficultés pour utiliser des moyens d’extinction : ce fut notamment le cas en 1949 lors de l’explosion de 2 cargos l’un à Texas City, l’autre à Brest. L’explosion n’a eu lieu, dans les deux cas, que plusieurs heures après le début de l’incendie.
• utilisation d’explosifs pour émietter le produit pris en masse. Par suite de phénomènes hygroscopiques, le nitrate d’ammonium s’agglomère. Son usage étant saisonnier, on est obligé de le stocker. Comme il est difficile et onéreux de l’émietter au pic, on a eu l’idée de le désagréger avec des explosifs.

C’est ainsi que se sont produites de dramatiques explosions :
o 26/07/1921 - Kriewald (Silésie) wagon de 30 T - 19 morts,
o 21/09/1921 - Oppau (près de Ludvigshafen) 4 500 T - plus de 500 morts, 1 900 blessés,
o 29/04/1942 - Tessenderloo (Belgique) 150 T - environ 100 morts, dans ce dernier cas, on avait l’habitude de désagréger du chlorure de potassium à l’explosif. Le jour de l’accident, quelqu’un a cru pouvoir utiliser la même technique pour du nitrate d’ammonium pris en masse dans un silo voisin.
o 04/10/1918 - Morgan (New Jersey)
o 05/08/1940 &endash; Miramas (France).

Dans ces deux accidents, du nitrate d’ammonium a détoné parce que des incendies voisins ont projeté dans la matière des obus explosifs qui ont initié la détonation en explosant.

Dans tous les cas où se sont produites des explosions de nitrate d’ammonium, sans incendie préalable, il y a eu amorçage par un explosif classique. Pour plus de détails on consultera l’ouvrage de Louis Médard « Les explosifs occasionnels » - Lavoisier - Tec et Doc.

6/ Cas de l’explosion du dépôt de Toulouse

Il est clair qu’aucun événement préalable ne s’est manifesté ; c’était en plein jour, un jour ouvrable donc à un moment où le personnel est normalement présent ; aucun incendie ou dégagement de vapeurs nitreuses rousses n’ont été signalés par des témoins. Ce serait la première fois dans l’histoire longue d’un produit fabriqué en très grande quantité, d’usage très répandu, dans beaucoup de pays, souvent peu scrupuleux vis-à-vis de la sécurité, qu’un stockage de nitrate d’ammonium exploserait spontanément.

Tous ceux qui ont eu à enquêter après des explosions de cette importance, laissant un vaste cratère, savent combien il est difficile de trouver des preuves quant aux circonstances qui ont conduit à la détonation (les images de dégâts transmises par la télévision montrent qu’il s’agissait de détonation). Ceci est d’autant plus difficile concernant un stockage que l’on ne dispose pas, comme dans le cas des procédés, d’enregistrements donnant des évolutions de paramètres.

On ne peut qu’admirer la lucidité des personnalités qui, à peine deux heures après l’événement, étaient en mesure d’affirmer qu’une action volontaire était à exclure et qu’il s’agissait presque certainement d’un accident industriel.

Au fil des jours, on en a trouvé des « pistes », toutes plus farfelues les unes que les autres et sans preuve ou justification pour conforter cette hypothèse : atelier poubelle, gestion lamentable, fermentation, effet compost, sol en terre battue ou revêtu de bitume, infiltration, présence d’obus ou de bombes non explosées dans le sol, présence d’un choulleur (schuler pour les médias), fuite d’acide sulfurique neutralisée à la soude et à la chaux, etc.…

Curieusement des témoignages du personnel assurant de la propreté des lieux, de la rotation fréquente du stock qui laissait les lieux vides et nets (il s’agissait de produits hors normes retraités ailleurs) ont reçu une diffusion très restreinte de la part des médias.

Ayant eu, il y a quelques années, à examiner un dépôt voisin de celui qui a explosé, nous n’avions noté aucun manque de rigueur dans sa gestion. Par ailleurs personne n’a relevé qu’il n’y a pas eu d’effet domino dans les autres ateliers malgré la violence de l’explosion, ni dans les usines voisines où se trouvaient pourtant des quantités importantes de produits dangereux comme de l’ammoniac, du phosgène, etc.… ; ceci montre que les dispositifs de sécurité, en particulier d’isolement des stockages de substances dangereuses, ont parfaitement fonctionné, malgré l’image désastreuse que certains ont donnée.

Il a été dit par les autorités qu’aucune hypothèse n’était rejetée ; cependant une information a été ouverte « … pour violation manifestement délibérée d’une obligation de sécurité ou de prudence », ce qui exclut l’acte volontaire ou le terrorisme.

Cependant cette dernière hypothèse est beaucoup plus vraisemblable qu’un accident industriel que personne n’a pu justifier par des preuves sérieuses.

En effet, il était très facile d’introduire des cartouches d’explosifs dans l’usine dans des effets ou objets personnels, ou par projection au-dessus des clôtures. A défaut, il suffisait de verser quelques litres de gasole dans le tas de nitrate pour disposer d’un explosif. L’introduction de détonateurs (de la taille d’une cigarette) et d’une mèche ou d’un allumeur électrique est non moins aisée. Un tir de lance roquette depuis l’extérieur de l’usine était très facile : des témoins ont vu un éclair horizontal au-dessus de la route nationale qui longe l’usine, juste avant l’explosion. Ce genre de témoignage mérite d’être pris en considération car il ne s’invente pas. La charge creuse tirée par un lance roquette capable de percer des blindages dégage une énergie suffisante pour initier la détonation du nitrate.

L’hypothèse d’un attentat ou d’un acte de malveillance est beaucoup plus plausible que tous les arguments fantaisistes mis en avant pour justifier l’accident industriel. Il est bien plus facile de faire exploser un tas de nitrate d’ammonium que de projeter un avion de ligne contre un gratte-ciel.

Si l’on prend en compte le contexte international, l’attentat est également plausible, dix jours après les attentats du 11 septembre 2001 aux Etats-Unis :
• médiatiquement c’est une forme d’attentat qui a un très fort impact : proximité d’une grande ville (c’est le mieux placé, de ce point de vue, des dépôts de nitrate d’ammonium en France),
• contexte d’une banlieue difficile (le Mirail),
• policier condamné quelque temps auparavant de façon insuffisante aux yeux de certains voyous après la mort d’un voleur de voiture,
• etc.…

L’obstination avec laquelle on a rejeté la thèse de l’attentat ferait-elle apparaître un nouveau type d’accident : l’accident politiquement correct ?

7/ Considérations sur le voisinage de l’usine

L’usine AZF a été édifiée vers 1924 sur le site de la poudrerie de Toulouse construite au cours de la première guerre mondiale, dans un espace dégagé, au bord de la Garonne, avec une desserte par voie ferrée et à une distance raisonnable de la ville pour le logement du personnel (l’effectif était considérable à la fin de la guerre). Cette poudrerie fabriquait des poudres mais pas d’explosifs.

Après la guerre, au titre des réparations, l’Allemagne a fourni une usine d’ammoniac de synthèse et d’acide nitrique dont la gestion fut confiée à l’ONIA (Office National des Industries de l’Azote). Les terrains de la poudrerie étant devenus très excédentaires, une partie en a été cédée à l’ONIA en 1924.

Comme toutes les poudreries, elle disposait d’un polygone d’isolement dans lequel les constructions étaient réglementées pour limiter les dommages en cas d’accident. Sous la pression de l’urbanisation et des hommes politiques, il a été très difficile de maintenir cette disposition dans toute sa rigueur.

Il est paradoxal de voir ceux-là mêmes qui ont fait pression pour déroger aux règlements du polygone d’isolement, s’insurger contre le fait que des industries dangereuses soient implantées au milieu des zones résidentielles.

D’une façon générale, les usines dangereuses ont été installées bien avant que l’urbanisation ne les encercle. Il serait bon de ne pas inverser les responsabilités.

Roger GROLLIER BARON
Ingénieur en Chef de l’Armement ER (branche Poudres et Explosifs)
Expert Judiciaire (H) Cour d’Appel de Lyon. Agréé par la Cour de Cassation (incendies et explosions)
Délégué Régional Rhône-Alpes de l’IEC

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