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La Turquie nouvel « Homme malade » de l’Europe

Léon Camus

mercredi 13 novembre 2013

La Turquie, à l’heure présente, édifie un « mur de la honte » sur sa frontière sud pour empêcher que ne débordent sur son propre sol les affrontements faisant rage en territoire syrien entre Kurdes et djihadistes internationalistes en lutte contre les forces régulières de Damas. Une construction donnant lieu à des émeutes de la part des communautés kurdes qui vont se trouver séparées de part et d’autre de la barrière. Colère faisant suite à celle des turcs alévis qui se sont soulevés dans les zones où affluent les réfugiés syriens, rebelles à l’autorité du régime baasiste de Damas… il et vrai dominé par un clan alaouite, religion cousine de celle pratiquée par les alévis turkmènes et kurdes d’Asie mineure. Une guerre où la Turquie s’est engagée tambours battant, sûre d’un rapide effondrement du régime de Damas. C’était à l’heure où les révoltes du Printemps arabes semblaient ouvrir la voie à l’instauration au sud de la Méditerranée d’une chaîne de gouvernements islamistes tous issus de la matrice des Frères musulman. Une perspective qui encouragea la Turquie dans des ambitions néo-ottomanes soutenues par une réussite économique exemplaire. Las, le pouvoir alaouite ne s’est pas effondré, la guerre est devenue sans issue. L’Amérique s’est alors résignée à renoncer, pour l’heure, à toute intervention directe alors qu’elle engageait des négociations quasi bilatérales avec l’Iran, allié stratégique de la Syrie. Un fait totalement inédit au bout de trois décennies de déni. Mais à présent l’économie turque pâtit durement de l’effort de guerre et du fléchissement de sa croissance - 5% en 20113 soit une perte de quatre points en deux ans et demi de guerre - tout comme elle souffre de l’afflux des réfugiés sur son territoire national. Aujourd’hui contestations et émeutes se multiplient. Dernièrement, après les manifestations massive du mois de juin à Istamboul, l’agitation a gagné dans la capitale Ankara, fragilisant un pouvoir islamiste pourtant réputé modéré mais qui peu à peu se démasque en limitant les libertés publiques ou en répudiant la laïcité héritée du kémalisme et en imposant par la loi des normes chariatiques. Malgré son dynamisme économique, la Turquie tend à redevenir « l’homme malade de l’Europe »… Une Europe qui, comme par miracle, vient de reprendre avec Ankara des négociations d’adhésion laissées au point mort depuis plusieurs années. Peut-être une façon de dédommager Ankara de la peine prise à tenter de renverser Assad, une compensation pour les débours liés à la guerre et pour les bénéfices perdus en renonçant à voir s’installer à Damas un gouvernement sunnite islamiste modéré, clone de celui d’Ankara.

Les islamistes d’Ankara ont cru leur heure arrivée

La Turquie, à l’instar de la France, s’est trop engagée en Syrie [1]. Trop loin, trop vite en se berçant d’illusions sur le sens de l’histoire. Elles risquent d’en payer le prix aujourd’hui. Dans le sillage des « Printemps » arabes, en 2011, les islamistes turcs ont cru leur heure arrivée. Partout les Frères musulmans se sont imposés car ils apparaissaient seuls mouvements d’opposition organisés au Levant et au Couchant, au Machrek et au Maghreb, car apparemment porteurs d’une réelle capacité à gouverner. Leurs concurrents dans l’opposition, des mouvements modernistes, laïques et démocratiques ou encore socialistes, se présentaient aux élections en ordre dispersé, éclatés entre factions, sans coordination efficace et surtout sans projet politique cohérent clairement énoncé. Les islamistes quant à eux avaient pour modèle la Turquie dont la dynamique économique avait été jusque là exemplaire, dirigée qu’elle est par les modérés de l’AKP, le Parti pour la justice et le développement, aux Affaires depuis 2002. Parti présidé par l’ancien maire d’Istamboul, Recep Tayyip Erdoğan, devenu Premier ministre en mars 2003 et qui maintenant commençait tourner vers la Méditerranée orientale, des regards nimbés d’un rêve de restauration ottomane.

Alors que partout les islamistes s’imposaient en glissant sur une vague d’indignation populaire sans précédent dans l’histoire récente - c’est-à-dire en « récupérant » à leur profit la mobilisation de masses excédées par l’incapacité des pouvoirs à faire accéder les pays du Sud de la Méditerranée aux bénéfices de la modernité (sociétés bloquées et chômage massif des nouvelles générations) – Ankara s’employait à soutenir et parrainer cette poussée islamiste sans coordination, ni guide au niveau régional. Ce sera le cas d’abord au Maghreb, en Tunisie et en Égypte où le travail des Frères musulmans sous diverses appellations - Ennahda en Tunisie et au Maroc le Parti de la justice et du développement, PJD – avaient accompli un travail de fond, non seulement religieux mais également social… dispensaires, aides, écoles, solidarisme. Ce sont d’ailleurs ces réalisations parfaitement concrètes qui ont donné du poids à leurs promesses - aussi floues aient-elles été – et qui leur ont finalement ouvert les porte du pouvoir.

Les cas de la Libye et de la Syrie - ou du Yémen où les chiites zaïdites sont à l’heure actuelle en guerre contre des fondamentalistes sunnites - sont évidemment différents puisque la contestation de l’État, soutenue et alimentée dès le départ de l’extérieur, épouse soit une tournure tribale dans un cas, soit confessionnelle dans l’autre, mais à chaque fois sous couvert de démocratisation de l’État… reste que les principaux acteurs, intérieurs et extérieurs, de même que et les grandes idées directrices et les lignes de tension géopolitiques qui sous-tendent ces révoltes, sont partout presque identiques.

Insérons ici une incidente pour rappeler que ce sont les Anglais qui, dès la fin du XIXe siècle, soutiennent le fondamentalisme islamique dans le cadre de leur politique arabe, instrument de leur lutte contre la Porte [2]. Politique qui sera relancée au lendemain de la Grande Guerre, après la dislocation de l’Empire ottoman, par la course au pétrole qui devient l’Enjeu majeur du monde en reconstruction. En Égypte, en 1928, la Couronne parraine discrètement la naissance des Frères musulmans [3]. Quant à l’avènement du royaume wahhabite des Séoud en 1932, il n’eut pas été viable, ni même envisageable, sans les armes et les subsides de Londres… ceci avant qu’au cours de la seconde moitié du XXe siècle les Américains ne prennent le relais.

Très tôt donc les Anglo-américains jouent la carte de l’islamisme, laquelle reste une constante jamais démentie de leur politique, de nos jours encore indépendamment du fait que le centre de gravité planétaire se soit plus ou moins déplacé vers l’Asie et cette Mare vestrum que constitue désormais, pour les É-U, le Bassin pacifique [4]. Ajoutons que ces vingt dernières années, les foudres de l’Oncle Sam se sont exclusivement abattues sur des États souverains, nationalistes et sociaux – socialistes à la mode arabe – au profit des régimes islamiste n’hésitant pas à sacrifier leurs alliés en tant que de besoin… tel le Raïs irakien Hussein, le tunisien Ben Ali, l’Égyptien Moubarak et le Yéménite Saleh. Dans le même temps d’étroites alliances avec les pétromonarchies « réactionnaires » du Golfe – archéo-futuristes pour certaines d’entre elles – formaient le pilier central de la géostratégie proche-orientale de Washington. Et pas seulement pour des raisons énergétiques prises au premier degré. À ce titre, il est tout aussi important pour les É-U de pérenniser leurs approvisionnements en énergies fossiles que d’exercer un contrôle sur celui des puissances tierces. D’autant que la puissance des É-U, essentiellement celle du dieu-dollar, s’adosse au commerce mondial des hydrocarbures dont il est le vecteur obligé. La continuité d’un tel système impose par voie de conséquence que les fournitures des amis et alliés, mais implicitement rivaux, soit étroitement surveillés et le cas échéant réduites à la portion congrue.

Le rêve califal néo-ottoman

Alors que Recep Erdoğan, auréolé des succès économiques d’un gouvernement désigné comme « islamique modéré » se rendait en Tunisie et en Égypte pour soutenir les organisations sœurs, le rêve d’une restauration califale [5] commençait à prendre corps à Ankara. Un rêve qui ne sera pas découragé par Washington où l’on avait trop besoin de relais et de bras armés pour mener une guerre indirecte contre le dernier verrou de souveraineté du Levant, Damas… cela évidemment toujours sous prétexte des grands principes démocratiques et des droits de l’Homme. Cette aspiration au rétablissement du Califat était au demeurant, au cours des dernières décennies, partagée par la plupart des courants islamistes. De ce point de vue, la Turquie apparaît à partir de 2010 comme véritablement en puissance de réaliser une telle renaissance. Autrement dit, Ankara cristallise, au moment où éclatent les révoltes arabes, un désir latent mais puissant chez les islamistes d’unification la Communauté des croyants. Désir et nostalgie d’une réalité qui n’a jamais existé objectivement à travers l’histoire… ou très partiellement, et justement avec et par les califes ottomans.

L’Oumma étant davantage une abstraction qu’une réalité, elle est sans doute, en vérité, destinée à rester en l’état. Cependant derrière l’espoir mobilisateur de voir l’Oumma ré-unifiée, se dessinait clairement l’idée d’un retour à la Commanderie califale s’incarnant dans un leadership turc d’inspiration ottomane. Ambition d’une aire islamiste et confrérique – celle les Frères musulmans - qui de l’Est au Sud de la Méditerranée, redessinerait les contours de l’empire défunt en oct. 1923, quelque mois avant l’abolition voulue par Kemal Pacha, Atatürk, du Califat [6] en mars 1924 … Califat que le royaume fondamentaliste wahhabo-séoudien ne cherchera jamais à rétablir alors qu’en principe il l’eut dû et qu’il l’eut pu.

Une ambition vite déçue

Cette ambition - et quelque peu emprunte de ce panturkisme qui nimbait le berceau de la République turque bien avant la révolution de juillet 1908 et l’instauration de la République par Kemal Pacha en 1923 – s’appuyait sur au moins quatre facteurs parfaitement identifiables : une forte démographie, environ 76 millions d’âmes ; un dynamisme industriel enviable : en 2010 – à la veille de la guerre de Syrie – la Turquie est la première puissance économique régionale devant l’Iran et l’Arabie et au quinzième rang mondial, sa croissance est à 9,1% contre 3,7% pour l’Allemagne, ses industries sont florissantes ; pilier oriental de l’Otan, elle est la proche alliée de Washington en dépit de quelques anicroches tel le refus de survol de son territoire en mars 2003 lors de la guerre occidentaliste contre l’Irak, ou encore à l’occasion de l’initiative tripartite turco-irano-brésilienne de mai 2010 relative aux retraitements des matériaux fissiles issus des centrales atomiques iraniennes [7] ; ajoutons le partenariat stratégique unissant Ankara et Tel-Aviv pour le pire et le meilleur … le pire étant l’affaire du Mavi Marmara en mai 2010, lorsque une flottille humanitaire turque fut piratée en haute mer par des commandos de Tsahal ; enfin une conjoncture, celle des Printemps arabes, qui sembla au départ devoir se traduire par l’assomption de mouvements islamistes longtemps réduits au rôle peu glorieux d’éternels opposants !

Des islamistes marginalisés, objets de persécutions récurrentes comme en Égypte où la Confrérie est interdite et dissoute le 30 oct. 1954 après un attentat manqué contre le Premier ministre Abdel Nasser… vingt mille de ses membres sont arrêtés et son idéologue, Mohamed Abdou, dont l’influence est internationale, sera pendu en 1959 ; la répression de l’islamisme deviendra rapidement une constante des régimes nationalistes arabes, que ce soit en Libye, en Tunisie et surtout en Syrie où elle culmine en 1982 avec la sanglante élimination à Hama – dix mille morts et plus ? - de « l’Avant-garde combattante » des Frères musulmans, là encore après une tentative d’assassinat du chef de l’État. La Confrérie restera jusqu’en en 2007 hors-la-loi en Syrie où l’appartenance à ce mouvement y est passible de la peine de mort. Tout comme dans l’Irak baasiste et dans la Jamahiriya libyenne indemnes de la peste salafiste jusqu’à l’arrivée des libérateurs et démocrates occidentalistes…

Syrie, de la révolte à la guerre

La contestation populaire, essentiellement sunnite, qui en Syrie démarre en mars 2011, est à l’origine indéniablement très prometteuse du point de vue des ambitions turques et islamistes. La dissidence anti-régime, dont la montée en puissance a été extrêmement rapide, semble irrésistible : les villes tombent, les rebelles avancent, le pouvoir est visé au cœur. À Damas, en juillet 2012 l’état major militaire est décapité, dans les mois qui suivent la pression terroriste ne fait que s’accentuer sur la capitale ; au début de l’année 2013 les civils eux-mêmes deviennent la cible d’attentats terriblement meurtriers. Fort de la conviction d’une chute inéluctable du régime baasiste sous les coups de boutoirs des insurgés, M. Erdogan avait été reçu avec enthousiasme par les mutins du Caire fin septembre 2011, le point de départ d’une tournée qui le conduisit ensuite dans deux autres « pays d’Afrique du Nord libérés de régimes autoritaires : la Tunisie et la Libye » [w41k.info/57603◊21spt11]. En fait une tournée de soutien aux mouvements islamistes pour lesquels « l’exemple turc constitue le modèle de référence ».

Tournée destinée en outre à préparer le « départ » manu militari du président syrien Bachar el-Assad en s’assurant du soutien actif des mouvements islamistes, cela quelques mois à peine après le démarrage de la contestation populaire syrienne. Nous n’irons pas jusqu’à imaginer l’existence à cette date d’un plan général concerté de subversion des régimes laïcs faisant barrage à l’islamisme… mais il serait tentant d’y croire. Certes l’opportunisme existe aussi en politique et cela faisait assurément longtemps que les populations égypto-tunisiennes étaient lasses de la férules de leurs despotes non éclairés ; qu’elles aspiraient à un peu de mieux être, ou a simplement pouvoir fonder une famille… mais de leur côté les islamistes rongeaient leur frein et peaufinaient leurs organisations militantes, prêtes à saisir l’occasion - le momentum historique - lorsqu’elle se présenterait afin de re-fonder un empire islamiste autour de la Méditerranée, des Balkans à l’Espagne dont ils revendiquent ouvertement l’Andalousie et son retour au sein du dar al-islam.

Des lendemains qui déchantent

Las ! Les espoirs de 2011 furent rapidement déçus. Sur le terrain syrien, les gains territoriaux se faisaient chaque jour plus coûteux malgré l’aide sans restriction, en armes, en hommes, en entraînements, en équipements et en encadrement prodigués par les coalisés : ceux du plein jour, Turquie Jordanie, Qatar, Arabie et ceux de l’ombre, États-Unis, France, Royaume-Uni, Israël. De proche en proche la résistance loyaliste se faisait plus âpre d’autant que le soutien diplomatique de la Russie et de la Chine ne se démentait pas malgré pressions et harcèlement. Trois votes négatifs d’affilée de la part de la Russie et de la Chine, toutes deux membres permanents du Conseil de sécurité, en témoignent. Un fait exceptionnel qui montre que les relations internationales ont traversé, dans le cours du conflit syrien, une phase de durcissement et de tensions inédite depuis la fin de la Guerre froide.
À cela s’ajoute l’apport - lequel a grossi au fil des mois - de combattants chiites irakiens, voire, a-t-on dit, d’éléments iraniens issus des Gardien de la Révolution. Enfin, lors de la bataille de Kousseir [Qoussair] en juin 2013 l’entrée en scène de membres du Hezbollah libanais a été relativement déterminante. L’arrivée sur le champ de bataille d’hommes aguerris par leur confrontation victorieuse au Sud Liban avec les forces de Tsahal en juillet et août 2006, marque sans doute un tournant de la guerre. Plus récemment, illustrant à propos l’axe Beyrouth/Damas/ Téhéran, « après six mois de siège, l’armée syrienne est parvenue à prendre la ville de Sbeineh près de Damas…[laquelle] abrite un puissant symbole religieux : le tombeau de Sayida Zaineb, fille d’Ali gendre du Prophète et quatrième calife de l’islam »… une opération conduite conjointement par des unités syriennes, iraniennes, et du Hezbollah [rfi.fr8nov13].

Aujourd’hui, au bout de deux années et demi de combats acharnés et d’une bonne centaine de milliers de morts dans les deux camps, l’offensive internationale contre Damas marque le pas. Elle s’essouffle. À tel point que les États-Unis faute d’être parvenu à rassembler autour deux un suffisant consensus international – le jour prévu pour le passage à l’acte, hormis les deux monarchies wahhabites, la Turquie et la Jordanie, Washington et Paris étaient seuls… une bien maigre coalition ! – jetait l’éponge, laissant les néocons jusqu’au-boutistes américains, anglo-français et israéliens sur leur faim de carnage et leur rage inassouvie. Au moins pour l’heure présente.

En tout cas tant que M. Obama n’aura pas été politiquement neutralisé, ou écarté de la Maison-Blanche en conclusion d’une éventuelle procédure d’impeachment… à laquelle beaucoup songent ! Dans cet ordre d’idée quelques méchantes rumeurs laissent entendre que l’Arabie séoudite pourrait reprendre l’initiative et relancer la guerre pour son propre compte et celui de Paris décidément voué à défendre des intérêts moraux et matériels qui sont essentiellement ceux du Likoud israélien et non ceux des Français proprement dit. On vient de le voir à Genève où M. Fabius, au nom de la France, mais au profit exclusif du « Parti de l’étranger », est parvenu à faire ajourner ce 10 novembre un accord avec l’Iran sur le contrôle de son programme nucléaire civil…ou militaire.

Défaite et désastre turcs en Syrie

Si le président Français, moins habile à l’esquive que les gens de Washington, s’est ridiculisé dans l’affaire syrienne – mais aux yeux de qui ? - la Turquie y a, elle, laissé des plumes… Si Tarik Ramadan, petit fils du fondateur des Frères musulmans dont la chaire d’islamologie à d’Oxford est financée par Doha, pouvait écrire en septembre 2011 que « la visite du Premier Ministre Erdogan Afrique du Nord avait été un immense succès populaire »… « Car depuis trois ans celui-ci est devenu plus populaire et plus respecté pour plusieurs raisons : il a été élu et réélu, et tous, même ses opposants ont reconnu sa compétence et l’efficacité de son gouvernement. La Turquie s’améliore de l’intérieur comme à l’extérieur : moins de corruption, une meilleure gestion, moins de conflit… » [tariqramadan.com20spt11]. Un jugement très laudateur vite cependant démenti par les faits. Si en effet la Turquie a été putativement « du bon côté de l’Histoire » au début des Printemps arabes, il lui a fallu rapidement déchanter son économie ayant subi un sévère coup d’arrêt avec une guerre qui a sonné le glas de ses exportations vers le voisin syrien, et avec la multiplication de camps de réfugiés fort mal tolérés par des populations locales dont certaines s’y sont montrées hostiles.

En 2010, les exportations turques vers la Syrie s’élevaient à 1 845 milliards de dollars. À la fin de l’année 2011 elles étaient descendues à 1 611 milliards… sur un volume total, il est vrai, de 137 mds de $. Mais c’est sans compter les 800 000 Syriens qui – en dépit de la rude dictature assadienne ! - se rendaient chaque année en Turquie pour y faire du tourisme… De plus « depuis que la Syrie est à feu et à sang, les entreprises turques ne peuvent plus y faire transiter leurs marchandises à destination des pays du Golfe et du Machrek » [ceri/fr25oct12]. Alors quoiqu’en disent les experts, même si les échanges avec Damas ne représentaient qu’une une part mineure des échanges commerciaux turcs, les incidences de la guerre sont multiples et toutes ne sont pas encore visibles. En 2012 un net ralentissement de l’économie a commencé à se fait sentir et tend à s’accentuer avec la prolongation de la guerre : la Turquie cumulerait ainsi des pertes économiques se montant à quelque cinq milliards de $ depuis l’éviction en Égypte des Frères musulmans en juillet dernier [Irib2spt13] !

Au chapitre des réfugiés « leur nombre dépasserait les 600.000 personnes, dont plus de 400.000 vivant hors des camps d’accueil installés le long de la frontière » [lesechos.fr21oct13]. Vingt et un camps abritent environ 200.000 réfugiés, or « la Turquie entendant conserver sa politique de « porte ouverte » pour les civils fuyant la guerre en Syrie malgré des fermetures temporaires de la frontière en raison de violences localisées ». À ce sujet le Premier ministre Erdogan avait indiqué en août que son pays avait déjà consacré près de deux milliards de dollars pour abriter les réfugiés [Ibidem]. Un afflux incontrôlable qui a donné lieu en 2012 à de dures émeutes de la part des populations locales… Sur les centaines de milliers de syriens arrivés en Turquie depuis le printemps 2011, seulement deux cent mille - avons-nous dit - on trouvé refuge dans des camps, des dizaines de milliers d’autres s’étant dispersés au milieu des populations urbaines où leur présence est une cause permanente de troubles, principalement ment dans la province de Hatay-Alexandrette, Sandjak arraché à la Syrie en 1938, et dans laquelle cohabitaient jusqu’à présent Alaouites turcisés, Turcs et Kurdes sunnites, Chrétiens et Alévis… « des heurts entre communautés et des manifestations anti-Erdoğan ont déjà eu lieu à Antioche » [lesechos.f16spt13].

Et parce que la Turquie et la Syrie partagent 900 kilomètres de frontières communes le long desquels se déroulent d’intenses combats - particulièrement dans la province d’Idlib où des affrontements opposent tribus kurdes et arabes aux mercenaires du Front al-Nosra – Ankara a décidé de construire un mur de sécurité… en principe pour interdire les entrées clandestines et la contrebande, en réalité pour empêcher les combats opposant Kurdes et insurgés salafistes de s’étendre en territoire turc [Reuters7oct13]. Barrière pour l’heure de quelques kilomètres mais aussitôt qualifiée de « Mur de la honte » par référence au mur de séparation érigé par les autorités israéliennes pour isoler des terres palestiniennes pourtant placées sous le statut de zone d’occupation.

Le gouvernement de l’AKP plombe désormais la Turquie

De ce seul point de vue, il faut insister sur l’épuisement du crédit moral dont bénéficiait jusqu’en 2011 un pouvoir qui, croyant l’heure d’un triomphe islamiste arrivée, s’est fort maladroitement démasqué. Un pouvoir qui s’est montré tel qu’il est, à savoir une démo-théocratie tatillonne et tracassière s’ingérant dans la vie quotidienne d’un peuple dont les pratiques religieuses sont loin d’être homogènes à l’image de la diversité ethnique de la nation turque. Pensons aux dix à vingt pour cent d’Alévis composant la Turquie actuelle, de six à dix millions ! Ces « Têtes rouges » [Qizilbash], turkmènes ou kurdes, insoumises depuis des siècles aux normes d’un sunnisme rarement tolérant voire parfois éradicateur, ne tolérerons pas le durcissement islamiste en cours, le dépérissement de la laïcité qui garantissait peu ou prou leurs libertés religieuses, le retour du foulard, la confessionnalisation des institutions et celle de la vie quotidienne…

Dans le même ordre d’idée, en réponse aux mesures restrictives prises par le gouvernement Erdogan - renforcement de dispositions légales inspirées de la charia, la loi islamique - les étudiants manifestaient hier encore violemment à Ankara faisant écho aux grandes mobilisations de juin, en particulier à Istambul, lesquelles avaient eu des motivations similaires sinon identiques. C’est dire que le gouvernement turc, présenté lors de son élection comme « islamique modéré », évolue dans le même sens que celui, éphémère des Frères musulmans égyptiens – ou tunisiens – que leur idéologie islamiste ont conduit rapidement à compromettre leurs chances, puis les conduire vers la sortie.

Ainsi donc des choix sociaux, idéologiques et géopolitiques profondément erronés combinés à une inféodation atlantiste sans mesure ni discernement, ont conduit la Turquie prospère a connaître à la fois un affaiblissement économique durable, une notable déstabilisation intérieure, la montée d’une large contestation que la reprise des négociations d’adhésion à l’Union européenne – encalminée ces dernières années avant l’ouverture le 5 novembre du chapitre 22 « Politique régionale et coordination des instruments structurels » - ne sauvera peut-être pas d’un fiasco économique et sociétale qui commence à se profiler à moyen terme. De nombreux facteurs sont réunis qui autorisent en effet un certain pessimisme quant à l’avenir d’un pays qui ne devra peut-être son salut qu’à une entrée tardive dans une Europe en crise mais empressée d’associer à ses propres impuissances les frontières de guerre de la Turquie, sa vocation à l’islamisme rampant et son écrasant poids démographiques. C’est bien entendu faire fi de l’histoire du siècle passée et des leçons qui eussent dû en être tiré depuis la dernière confrontation avec les ambitions turques, lesquelles se sont encore bellement manifestées en juillet et août 1974 et les quelques milliers de morts et de disparus de l’Opération Attila [Cf. note5].

Léon Camus 10 novembre 2013

Notes

[1Et accessoirement le Hamas palestinien aux commandes à Gaza qui a « trahi » son allié de Damas au profit des Qataris. Une reconversion en fin de compte à courte vue, de même que le soutien de l’Iran à l’Égyptien Morsi et à sa Confrérie, est certainement une erreur d’appréciation qui met en porte-à-faux Téhéran vis-à-vis de ses interlocuteurs américains.

[2Les Chancelleries européennes désignait ainsi le siège du pouvoir ottoman exercé par le Sultan en son Conseil. À Constantinople c’est par la Sublime Porte que les légations accédaient au grand vizirat dans le palais de Topkapi. Constantinople aura gardé le nom de l’Empereur Constantin jusqu’à l’époque contemporaine puisqu’elle ne deviendra officiellement Istamboul qu’en 1930. Jusqu’à cette date « Stamboul » ne désignait en effet que l’un des anciens quartiers de la ville.

[3La Couronne britannique se penchera dès sa naissance sur le berceau de l’Association Frères musulmans fondée en mars 1928 par Hassan al-Banna, grand-père de Tarik et Hani Ramadan. Déclaré officiellement comme « Association religieuse ayant pour but la commanderie du bien et le pourchas du mal », celle-ci reçoit aussitôt des fonds de la Compagnie britannique du Canal. Banna niera ces dons mais après s’en être justifié. Cf. « Les frères musulmans1928-1982 » Olivier Carré et Michel Seurat. 2002 pages 17 et 18. Sur le même sujet on consultera avec profit « Les Égarés ». JM Vernochet Éd. Sigest sept.2013.

[4La Méditerranée était, pour les Romains, la « Mare nostrum ». Par transposition à l’Océan Pacifique peut-être appelé la « Mer », celle que régente la thalassocratie judéo-protestante américaine. L’expression « Mare vestrum » est vraisemblablement due au Général Pierre Gallois s’exprimant à propos de la Méditerranée où la VIe Flotte exerce une totale suprématie. Pour mémoire les seules « facilités » navales de la Russie en Méditerranée sont le port de Tartous en Syrie.

[5Le Sultan Abdul Hamid II, Commandeur des croyants, est destitué en avril 1909. En 1913, après la seconde guerre balkanique, les « Jeunes Turcs » sous le label du “Parti Union et progrès” prennent le pouvoir. En 1915, le gouvernement Jeunes Turcs dominé par des Dönmeh – juifs convertis à l’Islam et originaires de Thessalonique où ils se sont fixés après leur expulsion d’Espagne en 1492 - conduits par Talaat Pacha et Enver Pacha, engagent une politique de déportation et de massacres de masse des populations arméniennes… avec au total de 800 000 à un million et demi de morts. Le premier génocide avéré du XXe siècle qui parfois masque l’extermination tout aussi radicale des assyro-chaldéens de 1914 à 1920, un demi million de morts, 70% de ces communautés principalement catholiques, et l’annihilation des grecs du Pont et d’Asie mineure, soit quelque 350 000 autres victimes au sens fort entre 1916 et 1923. Reste que l’empire démembré par les vainqueurs de la Grande guerre, ne disparaît définitivement que le 29 oct. 1923 avec la proclamation de la République ; quelques mois plus tard en mars 1924, le Califat est à son tour est aboli.

[6Lire « La guerre d’Iran aura-t-elle lieu ? » 18 juillet 2010 [geopolintel.fr/article294.html]. Voir également « Printemps et automnes arabes… De la révolution à la guerre » Éd. de l’Infini 2013.

[7En 1949 la Turquie kémaliste sera le premier pays musulman à reconnaître le nouvel État hébreu ! Ankara s’est d’autre part fortement appuyé sur les groupes de pression juifs à Washington pour bloquer tout vote du Congrès tendant à une quelconque reconnaissance du génocide arménien. Deux accords militaires seront passés entre les deux pays en février et août 1996 qui donnent corps à un authentique partenariat stratégique. C’est dans le cadre de ces accords que des aéronefs israéliens sont régulièrement autorisés à s’entraîner au-dessus de l’Anatolie dont la configuration physique est semblable à celle de certaines parties du territoire iranien.

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