Alors qui se trouve derrière cette tentative avortée de coup d’État ? Une armée laïque, kémaliste, soucieuse de démocratie comme les factieux le prétendaient ? La confrérie de son ancien allié Fethullah Gülen, l’ennemi juré d’Erdogan depuis 2011, qui a trouvé refuge aux États-Unis ? Washington, directement ou indirectement [2], afin de donner un sévère avertissement au président turc au moment où celui-ci amorçait un rapprochement avec Poutine, après avoir mis un terme diplomatique à la grande fâcherie liée au Sukkoi24 abattu le 24 novembre dernier à la frontière syro-turque ? Ou bien, last but not least, le coup d’État manqué serait-il un coup d’État monté ? Voyons cela !
Une situation pourrie par la politique erratique du néo-sultan Erdogan
Le coup d’État manqué intervient, dans un contexte de multiplication en Turquie d’actes de terreur aveugle, plus sanglants les uns que les autres. Pour le dernier en date, le 28 juin 2016, trois terroristes lancent une attaque suicide sur l’aéroport Ataturk d’Istamboul causant 44 morts. Or le “cerveau” de l’opération, Ahmed Chataev, un Tchétchène, avait bénéficié du statut de réfugié en Autriche afin de lui éviter l’extradition vers la Russie où il était accusé de terrorisme (Kommersant29janv16). Qu’en déduire ? Sinon qu’une certaine complicité de l’Union européenne avec le terrorisme se révèle à cette occasion et qu’il fallait peut-être voir dans ce drame une sorte de sévère avertissement à l’égard de l’imprévisible Erdogan.
Après l’attentat d’Istamboul, beaucoup ont estimé que « le peuple turc payait la complicité d’Erdogan avec les organisations djihadistes au prétexte de lutter contre les Kurdes et les démocrates turcs. En effet des cellules terroristes proliféraient en complète impunité dans tout le pays… Des individus parfaitement identifiés étaient laissés libres de leurs mouvements à l’instar de ceux qui commirent le carnage d’Ankara le 10 octobre 2015, visant une manifestation populaire pour la paix et la démocratie… Après avoir rompu les négociations avec le Kurde Abdullah Öcalan en vue d’engager un processus de paix, Erdogan a mis en œuvre une stratégie létale de guerre totale en Anatolie orientale tout en multipliant les bombardement sur les zones kurdes d’Irak et de Syrie, jusqu’à provoquer l’exode de 200 000 femmes, hommes et enfants… À ce titre la politique d’Erdogan est l’un des tous premiers facteurs d’instabilité régionale » (pcf.fr29juin16). Et peu importe d’où provient cette analyse pourvu qu’elle soit fondée ! Ajoutons, l’enragement d’Erdogan à faire tomber el-Assad et à étendre une influence de type néo-ottoman sur le pourtour méditerranéen par le truchement des Frères musulmans. Une première tentative en ce sens avait été menée à l’occasion des Printemps arabes, notamment en Tunisie et en Égypte, avant d’échouer piteusement par incapacité de susdits Frères à diriger les affaires de leur État respectif. Les ambitions politiques et religieuses d’Erdogan en 2012 étaient cependant encore en résonance avec les objectifs de Washington, au Maghreb et au Machrek. Mais ce n’est plus le cas aujourd’hui et la dérive s’accentue, en particulier depuis le 30 septembre 2015, date de l’entrée dans la danse macabre syrienne de l’aviation russe.
Une dictature de moins en moins rampante
En outre « Erdogan s’ingénie depuis des mois à instaurer une dictature à peine déguisée en Turquie : il emprisonne et poursuit des journalistes pour délits d’opinion, des intellectuels, des militants politiques et syndicaux… il fait lever l’immunité parlementaire de 51 députés du Parti démocratique des peuples de Turquie, le HDP… cela sans aucun contre-pouvoir pour limiter son hybris. Isolée au plan diplomatique, Ankara a récemment renoué spectaculairement avec cet autre paria qu’est Benjamin Netanyahou » (ibid.). Or l’Union européenne, après le Brexit se trouve elle-même en pleine crise de légitimité, mais n’en continue pas moins à cautionner la dictature démocratique d’Erdogan dont elle finance à hauteur de six milliards d’euros les soi-disant mesures de rétention des vagues migratoires déferlant vers les verts pâturages de l’Ouest… Migrations, au même titre que la barbarie terroriste qui nous frappe, qui sont les fruits vénéneux des mortifères politiques de la France, du Royaume-Uni et de l’Allemagne, à la remorque de Washington, conduites pour renverser les ultimes régimes laïcs et souverainistes du monde arabe. Notons enfin avec quelle unanimité et en quels termes les gouvernements occidentaux se sont empressés de condamnerle coup d’État dirigé contre la démocrature d’Erdogan, faisant preuve à cette occasion d’une servilité et d’une duplicité hors pair, tous se félicitant sans réserve du retour du « président démocratiquement élu ». Gouvernement par ailleurs « si prompts, si déterminés, si féroces » lorsqu’il s’agit d’organiser, au nom des Droits de L’Homme, ouvertement ou en sous-main, des coups contre les États-Nations qui osent leur résister.
Depuis deux mois, des rumeurs faisaient état d’un éventuel coup d’État militaire contre le sultan mégalomane aux politiques erratiques qui aboutissent à disloquer peu à peu la Turquie… en dépit des experts qui ne savent comment vanter l’éclatante réussite économique turque, pourtant devenue chimérique depuis l’engagement d’Ankara en Syrie… Et malgré la contrebande intensive de l’or noir extrait par Daech dont les Russes détruisent assidûment les puits d’extraction. Or si la dette publique turque n’est que de 40% du Pib, la dette privée elle, explose, conséquence de l’embargo russe (qui certes vient d’être levé) et de la fonte des revenus lié au tourisme. Une tendance fâcheuse que l’instabilité politique, les attentats à répétition ne peuvent que renforcer… Ou encore l’érosion tendancielle de la Livre turque (lefigaro.fr16juil16). La croissance de 5% en moyenne ces deux dernières décennie est ainsi passée sous les 3%, et ce, depuis au moins trois ans, sans que la presse spécialisée n’ait eu l’audace intellectuelle d’établir une relation de cause à effet entre la mégalomanie du raïs turc, son alliance de facto avec Daech, sa guerre contre les kurdes et Damas et la faillite de son économie !
L’armée turque matrice de la Nation
Les coups d’État sont en Turquie monnaie courante… 1960, 1971, 1980 et 1997 ! Au reste la démocratie n’en sort jamais renforcée, bien au contraire. Erdogan se savait à l’évidence « menacé, d’où sa récente tentative de rapprochement de Poutine, son opération de charme à l’égard d’Israël et sa tentative de réconciliation avec l’Égypte… à laquelle le président Abdelfattah Al-Sissi a répondu par une fin de non recevoir » (ibid.). Bref, la tentative de renversement du Parti de la justice et du développement, l’AKP, au pouvoir depuis 2002, a échoué. Néanmoins la question se pose d’ores et déjà : était-il vraiment question d’évincer Erdogan et de restaurer un État laïc ? Ou au contraire s’agissait-il d’épurer le système pour renforcer la mainmise d’Erdogan et de ses séides du nouvel État profond turc islamo-kémaliste, un mixte de franc-maçonnerie et d’islamisme à la sauce des Frères musulmans [3] ?
En mai 1960, les militaires renversent le président Celal Bayar au nom de la laïcité et de la démocratie. Son Premier ministre Adnan Menderes finira pendu l’année suivante, en septembre 1961. En 1971, rebelote, destitution du premier ministre Süleyman Demirel. Le 12 septembre 1980, le général Kenan Evren, soutenu par les États-Unis, s’empare du pouvoir. La répression fait rage, 49 pendaisons et au cours des trois années suivantes les arrestations se compte par centaines de milliers… 1,5 millions de Turcs sont fichés par les Services de sécurité.
Si après 1980, les généraux tiennent en lisière la vie politique. Ce qui les détermine en 1997 à contraindre le Premier ministre islamiste Necmettin Erbakan - un peu trop adepte de la charia à leur goût - à la démission. Parvenu au pouvoir en 2002, Erodgan va quant à lui s’efforcer de rogner l’influence de l’armée sur la vie politique. Entre 2007 et 2012, les procès « Ergenekon » (Masse d’enclume) vont permettre, sous couvert de transparence, de démocratie et de déjouer un vaste complot, de purger l’état-major de ses officiers archéo-kémalistes les plus voyants [4] . Suivant l’opposant Bahar Kimyongür vivant en Belgique, le coup d’État de 1980 aura profondément marqué les esprits, ce qui pourrait expliquer que la dernière tentative ait fait long feu… « Le traumatisme est toujours là, toute la population en a payé le prix. Voilà pourquoi il n’y a pas d’enthousiasme pour cette tentative de putsch, et qu’aucun parti politique ne l’a soutenue, malgré leur opposition à Recep Tayip Erdogan » (lefigaro16juil). Explication sans doute un peu courte comme nous allons le voir…
Car même si la rue s’est rassemblée dans la chaleur de la nuit pour arrêter la progression des chars, s’est-elle mobilisée pour la personne d’Erdogan ou pour éviter le pire ? Une réaction de Gribouille qui sait ? Force est également de constater que opposants les plus déterminés, politiques ou institutionnels, à l’islamo-kémaliste Erdogan, sont restés en retrait : attentisme, prudence, incrédulité ou impréparation ? Il est vrai que vu à très court terme, vingt-quatre heures après les événements, mieux valait s’abstenir… maintenant peut-être qu’à l’avenir les abstentionnistes s’en mordront-ils les doigts ?
Une armée nostalgique du kémalisme
Toujours suivant Kimyongür, la tentative de coup d’État pourrait être la réponse de certaines unités kémalistes à l’emprise croissante du confessionnalisme étatique, à la délaïcisation du pays, le nom du groupe rebelle « Comité Paix dans la Nation » constituant une référence très explicite au kémalisme d’antan [5]. Le putsch aurait de cette façon été fomenté par des généraux nostalgiques du général Evren, qui lui, avait réussi son coup d’État en 1980. Reste qu’à l’évidence l’armée turque d’aujourd’hui n’est plus celle de 1960 et de 1980, et qu’elle est restée majoritairement l’arme au pied comme si le putsch n’était pas sorti de ses rangs : « ils n’ont mis personne en avant. Le chef de l’état-major, le général Hulusi Akar, a été arrêté par les putschistes, sans doute pour avoir refusé de les rejoindre. Les principaux généraux se sont démarqués de la tentative. Cela pourrait ne concerner qu’une minorité de militaires »…
Pour le kémalisme, l’Armée constitue le squelette de la nation, elle en est la matrice. Le golpe est, avons-nous dit, une tradition turque depuis Kémal Pacha, les officiers supérieurs se considérant depuis 1938 et la mort du fondateur de la République turque, comme les gardiens du dogme kémaliste. À savoir l’étatisme garant de la « laïcité », de l’homogénéité ethnique et de l’intégrité du territoire. Et jusqu’à la réforme constitutionnelle de 2010 adoptée à l’initiative d’Erdogan, la constitution prévoyait formellement que « les forces armées turques sont les gardiennes de la République turque ». Donc a priori rien de surprenant à ce qu’un groupe d’officiers aient voulu donner un coup d’arrêt à ce qui était à leurs yeux une insupportable dérive : la confessionnalisation de l’État dans un pays qui compte de 10 à 20% d’Alévis, soit 5 à 6 millions d’âmes qui ne se reconnaissent pas dans le sunnisme confrérique et bigot, teinté de franc-maçonisme, du parti au pouvoir.
Au demeurant les putschistes firent indéniablement preuve d’un certain « amateurisme ». Ceci en semblant s’inspirer naïvement de l’obsolète « Technique du coup d’État » (1931) de Curzio Malaparte. Car il semble que les cibles visées n’aient en rien été des points de basculement du pouvoir, les membres du gouvernement n’ont pas a priori constitué des cibles, et qu’en outre le légalisme affiché des officiers subalternes à l’origine du Coup (les plus hauts gradés s’étant abstenus à quelques notables exceptions, de soutenir ou de participer à une opération mathématiquement vouée à l’échec), a certainement contribué à leur perte. En face d’eux le pouvoir n’a pas lésiné sur les moyens pour donner immédiat un coup d’arrêt à ce qui apparaît, a posteriori, plus comme une velléité de prise du pouvoir qu’autre chose.
Certes le régime était fragilisé par l’impressionnante série d’attentats qui a endeuillé le pays ces dernières années, mais la confessionnalisation du pouvoir – qui en Orient est dans l’air du temps - ne constituait pas une raison suffisante, dans l’actuelle conjoncture de guerre régionale, pour enclencher un processus de remplacement des factions politiques au pouvoir. Surtout en l’absence d’un ralliement des oppositions face à un régime qui emporte une large adhésion populaire. Celle de masses travaillées par la fascination-rejet de l’Occident et de son idolâtrie de la Marchandise. Des populations encore imprégnées des valeurs traditionnelles islamiques qui se ressentent – souvent à juste titre – comme envahies et polluées par la sous-culture occidentaliste, vecteur privilégié du mondialisme.
Bref, les mutins mal organisés firent preuve d’un non professionnalisme impressionnant : parce qu’en résumé, sans l’adhésion de l’Armée dans sa totalité, sans appuis décisifs au sein de la société civile, sans relais dans l’opposition politique et les médias, rien ne pouvait sérieusement aboutir. Curieuse coïncidence, cinq jours avant la tentative, l’Armée s’était cru obligée d’émettre un communiqué pour démentir toute intention de coup d’État contre le pouvoir ! Des rumeurs de golpe circulaient en fait depuis des mois, néanmoins l’Armée a-t-elle voulu en prenant les devants, se démarquer d’une opération d’entrée de jeu suspecte ?
L’ennemi juré, Fethullah Gülen
Quelques heures après le lancement de la tentative de Coup, le mouvement de Fethullah Gülen était aussitôt désigné comme le coupable. En l’occurrence il aurait été difficile, au contraire de l’habitude prise à chaque attentat, de désigner l’État islamique. Gülen, âgé de 75 ans, prédicateur, tenant d’un islamisme social, prônant le dialogue interreligieux, vit depuis 1999 à Saylorsburg en Pennsylvanie, au nord-est des États-Unis, dans le complexe du Golden Generation Worship and Retreat Center. Gülen peut se prévaloir de millions d’adeptes en Turquie et à travers le monde musulman. Et il est assurément un témoin gênant et une épine dans le pied du raïs Erdogan.
La reconnaissance étant un fardeau dont on cherche à se débarrasser par tous les moyens, il est bon de rappeler qu’Erdogan avait su utiliser les réseaux gülenistes pour accéder au trône. C’était avant que Gülen ne devienne un traître et l’ennemi personnel de l’homme fort de la Turquie, peu après le scandale de corruption, fin 2013, qui toucha le premier cercle des intimes de celui qui n’était encore que le Premier ministre turc. Depuis cette époque et malgré l’épuration pratiquée contre les membres de la fraternité Gülen, de nombreux fidèles lui sont restés dans l’Armée. Ce qui explique, qu’aussitôt débarqué à l’aéroport de Stamboul, Erdogan acclamé par la foule venue l’accueillir, ait accusé le Cheikh et ses réseaux - désignés comme l’État parallèle - d’être à l’origine de la tentative de renversement. L’occasion idéale d’en finir une fois pour toutes avec cet insupportable contrepouvoir de nature spirituelle !
Gülen a su en effet au cours de son existence, créer un vaste réseau missionnaire d’écoles religieuses, d’associations et d’entreprises, connu sous le nom d’Hizmet (Service), un édifice dont les fondations plongent au plus profond du corps de la police, de la magistrature et des médias turcs. À l’instar des mormons, la puissance financière d’Hizmet vient pour partie des contributions volontaires, en temps et en argent, de tous ses affidés sans exception (cf. Center for strategic and international studies 2014). À l’arrivée, les dénégations et les condamnations par Gülen, « dans les termes les plus forts » de la tentative manquée n’auront servi à rien… et ce seront quelque 2745 magistrats turcs qui seront au cours de la journée suivante, le samedi 16, arrêtés ou suspendus de leurs fonctions. Un total de 9000 fonctionnaires dont 3000 policiers sera limogé en quelques heures. Des chiffres qui laissent perplexe et semblent indiquer une épuration planifiée… de longue date ? Déjà en août 2015, Erdogan avait purgé en partie la police et la justice de leurs « gülenistes »… mais à l’époque le Conseil militaire suprême avait refusé l’exclusion de certains officiers suspects de sympathie à l’égard du mouvement dissident.
L’hypothèse du gros bâton judéo-américain
Est-il raisonnable d’imaginer que Washington ait pu suggérer, soutenir voire épauler la tentative ? Pas vraiment. Même si ce Coup intervient au moment où Erdogan présente des « regrets » inattendus pour le chasseur bombardier russe abattu et à partir de là, esquisse un rapprochement avec Moscou. Et au-delà annonce vouloir calmer le jeu avec Damas… le 13 juillet, le Premier ministre turc s’en ouvrait à la BBC : « Nous avons normalisé nos relations avec Israël et la Russie. De même, je suis sûr que nous allons revenir à des relations normales avec la Syrie ». Que cela fasse un peu beaucoup grincer des dents au Département d’État, sans doute, mais de là à renverser le sultan fou, il y a un grand pas. Ne serait-ce que parce que la Turquie est un pion essentiel, incontournable sur l’échiquier géostratégique américain au Proche-Orient. La CIA prendrait-elle le risque de déstabiliser avec un tel amateurisme et si peu de préparation, un pays déjà travaillé par de puissantes forces centrifuges ? Parmi lesquelles l’indépendantisme kurde, le terrorisme djihadiste qui frappe les Turcs en rétorsion aux inconstances de leur parrain et mentor d’Ankara… Ne sont-ce pas les États-Unis qui poussent la Turquie dans les bras grands ouverts de l’Europe ?
À contre évidence, le ministre du Travail, Süleyman Soylu déclarait résolument, le soir du 16 juillet, sans l’ombre d’une hésitation, que les États-Unis étaient impliqués au premier chef dans l’organisation du coup d’État. Oui, mais alors par le truchement de Fethullah Gülen… qui est, il est vrai, l’un des généreux donateurs de la fondation Clinton ? Le Premier ministre, Binali Yildirim, surenchérissait en proclamant que « la Turquie se considérera désormais en guerre contre toute nation soutenant le traître Gülen ». Ankara va-t-il déclarer la guerre à Washington ? Ce serait cocasse !
Au final un bien pauvre petit Coup d’épée dans l’eau, qui foire en une courte nuit d’été… maintenant une chose est sûre, à l’intérieur comme à l’extérieur du pays, Erdogan, sa morgue et ses foucades, commencent à lasser et à exaspérer de plus en plus. Et « comme le chien retourne à son vomi, celui-là est un insensé qui revient à sa folie » (Proverbes 26/11), Erdogan finira par récolter ce qu’il aura semé, soit la partition de la Turquie prévue par la Greater Middle East Initiative, projet de reconfiguration du monde islamique dont George Walker Bush s’était fait le promoteur dès 2004.
Le coup monté
Erdogan n’était pas là. Il n’a donc pu être pris par les putschistes et il demeura apparemment (sous un court laps de temps pendant lequel il appela au secours sa chère et tendre amie la chancelière Merkel) en capacité de piloter plus ou moins les opérations de nettoyage [6]. Il a pu ainsi communiquer avec les organes de sécurité turcs, des chefs d’État et de gouvernement étrangers, et bien sûr, avec ses partisans. La télématique moderne - que maîtrisaient insuffisamment les rebelles ?! – lui permit de mobiliser les imams des 80 000 mosquées de Turquie pour qu’ils appellent leurs ouailles à la rescousse. Une action exemplaire… surtout dans l’improvisation ! Sans aucune figure à laquelle se rallier, le « peuple » mobilisé par des meneurs en réseau ne pouvait que plébisciter la légalité en la personne d’Erdogan. Comment peut-on espérer en fin de compte réussir un coup d’État sans base populaire solide et sans arrêter aucun membre du gouvernement ?
Autant dire à ce stade, qu’en réalité le coup d’État est parfaitement réussi, mais c’est celui qu’Erdogan a concocté pour asseoir définitivement (du moins le croit-il) son pouvoir, pour rapidement modifier la Constitution et se présenter comme l’authentique successeur de Kémal. Celui qu’il rêve d’être, mais dans une version islamiste et confrérique [7]. De ce point de vue, Erdogan suit-il la voie tracée à partir de 1978 par le pakistanais Zia-ul-Haq qui en dix ans, fit son pays une terre d’intolérance et de fanatisme en guerre contre lui-même, ses minorités religieuses et principalement sa communauté chiite ? De la même manière, la Turquie devient sous nos yeux un pays promoteur de l’islamisme sous toute ses formes, de la plus hypocrites, celle des Frères, aux plus radicales, Daech et Al Nosra (al Qaïda).
Un pays qui est déjà de facto en guerre avec une Europe droguée au modernisme, au progressisme, au politiquement correct et à l’américanisme, et dorénavant placée sous l’emprise du jeu mortel des politiques de « regime change » (changement de régime) que poursuit Washington sous la houlette des ses proactifs likoudniki néocons… Erdogan n’est-il pas l’un des financeurs de Daech et l’un des organisateurs des vagues migratoires lancées à l’assaut de nos démocraties apathiques et décadentes ? N’est-ce une façon déguisée, mais efficace, de livrer la guerre ? En un mot, il est presque assuré - à défaut d’en être à coup sûr les premiers instigateurs - qu’Erdogan et Hakan Fidan le chef de ses Services secrets, savaient pertinemment ce qui se tramait. Qu’ils étaient au courant de cette tentative de coup d’état s’ils n’en sont pas eux-mêmes les instigateurs, ceci afin de faire place nette et de purger la Turquie de toute résistance indésirable !
Crime au premier degré : la préméditation
Le 30 mai, Foreign Affairs publiait sur son site une analyse titrée « Le prochain coup d’État en Turquie » (Turkey’s next military coup) émanant du Middle East Institute de Washington. Autant dire que l’éventualité d’un putsch faisait partie des options possibles, sinon probables, sachant que lorsque l’Armée turque – la seconde de l’Otan par ses dimensions après celle des É-U – veut reprendre les rênes du pouvoir, généralement elle parvient à atteindre ses objectifs. Là, visiblement la volonté d’aboutir a fait singulièrement défaut. Et tout laisse à penser qu’il puisse par conséquent être question d’un « coup d’État factice » uniquement destiné à donner les pleins pouvoirs à Erdogan… Quelque six mille personne ont été arrêtées ou suspendues de leurs fonctions parmi lesquelles 34 généraux de différents grades parmi lesquelles l’aide de camp personnel d’Erdogan, le colonel Ali Yazici, en poste depuis août 2015 !
Ajoutons à ce bilan, 2.745 magistrats. Limogeages et arrestations que dénoncent en France leurs confrères du Syndicat (gauchiste) de la magistrature en des termes qu’il convient de retenir ou de méditer : « La célérité avec laquelle la liste des magistrats suspendus et visés par les ordres d’arrestation a été élaborée fait sérieusement craindre tout à la fois la préméditation et l’arbitraire de ces décisions. A n’en point douter, elles s’inscrivent dans la droite ligne des tentatives de déstabilisation et même de purge de l’autorité judiciaire menées depuis plusieurs mois par le président Erdogan », soulignant que « nombre de magistrats ont été emprisonnés avec leur famille » (AFP18juil16). Les magistrats hexagonaux n’étant pas suspects de conspirationnite aiguë, force est de constater qu’ils introduisent dans leur argumentaire la clause de « préméditation » (AFP18juil16). Chacun en conclura ce que bon lui semblera. En particulier la thèse du coup monté qui inquiète fort les partenaires occidentaliste d’Ankara. Le Secrétaire d’État américain John Kerry associée à la cheftaine de la diplomatie européenne, s’est fendu ce 18 juillet d’une mise en garde sans équivoque « le gouvernement de Turquie doit respecter les institutions démocratiques de la nation et l’État de droit ». On sent ces gens dépassés par les événements et ne sachant comment faire réintégrer sa bouteille au djinn Erdogan qu’ils ont imprudemment lâché dans la nature !
Erdogan, à l’occasion d’une cérémonie à la mosquée Faith ou Mosquée du Conquérant, édifice impérial ottoman à très forte connotation symbolique puisque édifiée en souvenir de Mehmet II, celui qui en 1453 conquit Constantinople, montre au monde musulman quel chemin il entend suivre : sans doute une véritable restauration califale à la suite du califat de Mossoul. Au demeurant, si Erdogan poursuit cette chimère à son terme, il risque de connaître le sort de son prédécesseur Al Baghdadi et de voir son rêve éphémère et impur très vite enseveli sous les bombes.
Léon Camus 18 juillet 2016