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Charles De Gaulle : Une certaine idée de l’Etat

samedi 22 juin 2013

Il n’y a eu de France que grâce à l’Etat.

La France ne peut se maintenir que par lui. Rien n’est capital autant que la légitimité, les institutions et le fonctionnement de l’Etat.

Chez Charles de Gaulle, une certaine idée de la France, c’était une certaine idée de l’Etat. Dans sa pensée comme dans son action, la Nation et ses institutions ont été intimement liées.

Une certaine idée de l’Etat aux origines plurielles.

D’abord, le fruit d’une forte tradition familiale, habitée du culte du devoir et du respect de l’histoire, d’une éducation qui, dès sa jeunesse, lui a donné le goût de la geste militaire avec ses servitudes et ses gloires.

Le fruit de la réflexion d’un homme d’étude et d’action à la fois, qui, dès l’admirable Fil de l’épée, puis dans Vers l’armée de métier, analyse les ressorts du commandement, ses conditions, ses responsabilités et son rôle social.

Mais surtout le fruit de l’épreuve chez un officier qui se sentait porteur d’un message, qui savait qu’il avait raison et voyait la dégradation et l’incurie de l’Etat réduire à néant les chances de la patrie. Epreuve d’une guerre mal préparée et mal conduite et d’une défaite honteuse. Solitude londonienne de 1940, condescendance humiliante des grands Alliés, passivité de ceux que le combat aurait dû réunir autour de lui.

Alain PLANTEY

Une certaine idée de l’État, Espoir n°108, 1996.

En 1944, la Nation se libère. Son peuple vibre d’une nouvelle jeunesse. Aux explosions d’allégresse répondent des désordres inhérents aux facilités retrouvées après des années d’oppression. Pour Charles de Gaulle, en charge des destinées de la France en guerre, une mission s’impose : il s’agit non seulement de conduire le pays à la victoire, mais de restaurer son Etat. Chef de son gouvernement provisoire, il décide de consulter le pays tout entier sur ses futures institutions. Pour la première fois depuis 1936, le peuple s’exprime en un vote, auquel maintenant les femmes sont capables de participer. A son appel, la France se donne une Assemblée constituante dont la mission sera de lui proposer un projet de nouvelle constitution.

Mais, à peine réunie, cette assemblée s’abandonne à des querelles subalternes, querelles où le Général n’entend pas se laisser enfermer. Constatant l’incompatibilité des dires, des actes, des projets des partis politiques avec son idée de l’Etat, Charles de Gaulle décide de quitter le pouvoir et rend cette décision publique le 16 janvier 1946. De nouveau, le voici solitaire. Retiré à Marly, il commence la rédaction de ses Mémoires de guerre et aussi celle d’un discours qu’il entend consacrer aux institutions nécessaires à la France. Ce manuscrit est prêt en mars, du moins dans ses éléments essentiels, et le Général précise à son gendre, le futur général Alain de Boissieu, sa volonté que ce texte soit, en tout état de cause, publié par les soins de son fils.

Après plusieurs mois de silence, le Général réapparaît à Bayeux le 16 juin 1946, à l’invitation des autorités locales qui entendaient commémorer son retour en France à l’époque de la Libération, deux ans avant. Se dressant seul, derechef, il donne alors au pays, et particulièrement à ses dirigeants, une magistrale leçon politique et constitutionnelle. Il le sait et le veut. Son texte a été mûrement réfléchi, soigneusement écrit et relu. Il servira de trame au discours d’Epinal du 29 septembre 1946. Plus tard, il s’y référera fréquemment et longtemps : « Il a tout dit sur la Constitution ».

Il faut reconnaître qu’en juin 1946, l’heure est grave. Il n’y a pas un an que la guerre est finie. L’équilibre des puissances se négocie sans que la France y dise son mot. Le pays est ruiné, le peuple a faim, la reconstruction commence à peine, le sort de l’outre-mer est indécis, les épreuves de l’humiliation et de la division ne sont pas terminées. Mais la classe politique se dispute : un premier projet de constitution a été rejeté en mai, les élections de juin révèlent de profondes divisions partisanes. Le 16 juin 1946, la France est sans gouvernement et sans constitution : la tristesse et la colère habitent le Général dont le ton est solennel lorsqu’il décrit ce que doivent être les institutions du pays.

Les hommes ne se passent d’être gouvernés. Ils ont besoin « d’organisation, c’est-à-dire d’ordre et de chefs ». En France, ce commandement institué et organisé est celui de l’Etat.

Quoique peu enclin aux spéculations juridiques et aux subtilités doctrinales, Charles de Gaulle se fait constitutionnaliste lorsqu’il entreprend de lutter contre l’« infirmité » et « l’inconsistance » du pouvoir, contre l’instabilité des institutions et des gouvernements.

L’Etat est la clef de la conception gaullienne de l’Histoire de France, autant par référence au rôle fédérateur de la monarchie capétienne et de la première République, que par la capacité de ses hautes hiérarchies aux grandes stratégies, malgré la propension héréditaire des Français à ce que de Gaulle appelle une « perpétuelle effervescence politique ».

Il nous vient de loin, cet Etat gaullien. C’est l’Etat que, dès le XIIIe siècle, Philippe IV le Bel définit grâce à ses légistes ; l’Etat que, dans sa République, proclame Jean Bodin au milieu des désordres des guerres de Religion ; l’Etat qu’à Versailles le Grand Vieillard lègue à son arrière-petit-fils, tout jeune enfant ; l’Etat qu’à l’issue des tourmentes révolutionnaires, le Premier Consul reconstruit avec l’aide des serviteurs des derniers rois et de la première République. C’est aussi l’Etat juste, fort, indépendant, qui habite les programmes de lai Résistance.

L’évolution désastreuse de la IVe République après 1946 portera le Général à réaffirmer ses conceptions.

Seul, l’Etat a qualité pour répondre de la Nation dans une continuité quotidienne et séculaire. Sa mission, son œuvre, de même que ses serviteurs, doivent s’élever au niveau des plus hautes espérances du pays. A plusieurs reprises, le Général le proclame dans ses discours : « l’Etat existe à condition d’être fort, cohérent, efficace, impartial, respectable et donc respecté, obéi parce que probe et droit ». « Plus les problèmes nous serrent à la gorge... plus l’action publique ; doit être ferme et forte ». Il faut prendre ; cette affirmation dans toute sa plénitude : jamais le Général n’a rien concédé quant la responsabilité de l’Etat, ni quant à la sienne d’ailleurs.

« Il n’y a pas de réalité internationale qui ne soit d’abord une réalité nationale ». L’Etat souverain est garant de la grandeur et de l’indépendance de la France. La défense est-son affaire : elle ne saurait être différée à une entité irresponsable ou étrangère. Aussi le devoir de l’Etat n’est-il jamais aussi impérieux que dans les crises, épreuves que le pouvoir légitime doit être à même d’affronter avec succès : cette constatation inspirera l’article 16 de la Constitution de 1958.

Le Général a toujours manifesté considération et respect à l’égard des grands corps de l’Etat. Mais aucun groupe ne saurait être préféré à la Nation. Dans l’ordre républicain, « la seule autorité valable est celle de l’Etat ». Contre les factions, celui-ci est l’arbitre unique. Chez Charles de Gaulle, il y a du Richelieu par le refus que toute féodalité, même ou surtout militaire (à l’époque), se dresse contre le pouvoir légitime.

Il y a aussi du Colbert, dans sa volonté que l’Etat assume les belles ambitions nationales, notamment en prenant la tête des grands projets innovateurs. L’Etat gaullien n’est pas neutre quand il s’agit de la France : il est engagé. Il ne doit pas « sacrifier l’avenir pour surmonter un embarras présent. La France ne saurait se traîner dans la médiocrité » : il lui faut de grands desseins, une affirmation de son identité dans le concert des puissances.

Cette mission est celle de son président, désigné de façon démocratique.

D’abord, il faut donc que l’Etat ait une tête, c’est-à-dire un chef en qui le peuple français puisse voir « l’homme en charge de l’essentiel », incarnant la continuité au milieu des combinaisons, garant de sa destinée au-dessus des contingences politiques, capable de déterminer la politique de la Nation tout entière et de parler en son nom. A la tête de l’exécutif, le président de la République nomme les ministres et notamment le premier d’entre eux : ceux-ci ne doivent pas dépendre des partis politiques. Le chef de l’Etat préside les conseils de gouvernement, en formule les décisions en tout domaine.

Chef du Gouvernement provisoire de la République, plus tard chef de l’Etat, Charles de Gaulle s’est fait la plus haute idée de sa mission et en a donné la plus belle image, n’économisant jamais ses efforts et ses forces, refusant tous autres honneurs que ceux dus à sa fonction, assumant les risques les plus dramatiques. Tout entier à son devoir d’Etat, il n’a capitulé ni devant les généraux, ni devant les étudiants, ni devant les casseurs, jamais devant les puissances adverses, ou même alliées. Aux yeux des Français, il a réellement personnifié l’Etat.

Dépositaire de la légitimité, il a transformé l’irresponsabilité juridique de la présidence en une permanente remise en question directe devant le peuple qu’il informait grâce à de fréquents messages, discours et conférences de presse, et consultait par voie référendaire ou électorale. « La démocratie exige que l’on convainque les gens ».

Contrairement à ce qui a été dit, l’Etat gaullien savait s’expliquer. On peut même dire que le Général aimait à s’expliquer ; il le faisait parfois de façon originale et imagée (la marine à voile, le cabri, le quarteron).

La réforme constitutionnelle de 1962 consacrera cette vision profondément démocratique, le départ de 1969 la sanctionnera de façon péremptoire et solennelle.

Ce message gaullien est clair et fort. Toutefois l’Etat ne saurait être une fin en soi, un appareil despotique : Charles de Gaulle récuse le pouvoir obtenu par l’intrigue, l’argent, la violence. L’Etat est au service de la Nation, comme celle-ci est au service du citoyen. Il existe un pacte indissoluble entre la France et son Etat dont la légitimité, l’autorité, la finalité reposent sur l’intérêt supérieur de la Nation et expriment l’adhésion de son peuple en un sentiment profond et durable.

Dès l’époque de Londres, en sa qualité de chef des Français libres, le Général s’est référé aux « lois de la République ». A Alger, il adopte en juin 1944 l’appellation de Gouvernement provisoire de la République, qui se réfère à des précédents historiques. Car, s’il est certes en charge de l’épreuve, tout pouvoir reste provisoire tant qu’il ne procède pas de la légitimité démocratique. On n’a pas assez dit combien la Résistance intérieure avait été attentive et sensible à ce message : sous le régime de fait de l’Etat français, nous avions un Gouvernement provisoire de la République grâce à de Gaulle.

« La République ». Pour saisir le contenu émotionnel du mot dans la pensée du Général, il suffit de se reporter au discours du 4 septembre 1958 lorsqu’il se réfère au drame de 1870 : « ... au milieu de la tourmente nationale et de la guerre étrangère, apparut la République. Elle était la souveraineté du peuple, l’appel de la liberté, l’espérance de la justice... »

Charles de Gaulle n’était pas un zélateur de Jean-Jacques Rousseau, mais il connaissait ; son œuvre et en avait mesuré l’impact dans la doctrine de l’Etat démocratique. Au sujet de l’Etat, il revient au peuple français d’exprimer sa volonté. Non seulement le Général n’échappe pas au principe, mais encore il en étend l’application ; et cela dès les consultations de 1945. Car il n’a jamais éprouvé ni crainte, ni méfiance à l’égard du suffrage universel. Si la souveraineté s’exprime normalement grâce à la représentation nationale, elle fonde aussi l’appel direct au peuple dans les grandes occasions. Rappelons-nous l’extraordinaire « Françaises, Français, aidez-moi ». ; Nos garçons, en Algérie, ne s’y sont pas trompés et n’y ont pas failli.

Sur le plan constitutionnel, Charles de Gaulle est le véritable fondateur du référendum en France. En ce sens, il donne application à une des théories constitutionnelles de Carré de Malberg qui, dès la fin du siècle : dernier et malgré les pratiques parlementaires, conseillait que soient combinées les deux formes de consultations, directe et indirecte.

Si le gouvernement procède du chef de l’Etat, c’est au Parlement que revient l’exercice normal du pouvoir législatif, l’Assemblée élue au suffrage universel et direct devant avoir le dernier mot. La pensée du Général débouche sur une conception originale du système politique propre à la France : non pas la confusion mais une collaboration organisée entre des pouvoirs différents, équilibrés et séparés, également authentiques, ce dialogue permanent se déroulant sous l’arbitrage du chef de l’Etat. Cette approche pragmatique de l’exercice du pouvoir a étonné tous les faiseurs de système : l’expérience a montré qu’elle permettait une adaptation permanente des institutions aux changements politiques.

Dans son concept de l’Etat républicain, Charles de Gaulle va plus loin : à ses yeux, une démocratie généreuse et responsable doit reposer sur l’adhésion confiante et active du citoyen, chacun étant assuré de pouvoir vivre et travailler dans des conditions honorables. Se comprendre, s’expliquer, s’associer. Le pouvoir n’est pas un ennemi de la liberté, mais son garant si la démocratie est aussi sociale, grâce au concours de ceux qui travaillent et de ceux qui entreprennent. Cette idéologie est conforme aux programmes de la Résistance intérieure qu’habitait une volonté nouvelle de justice sociale. L’idée gaullienne de l’Etat n’est pas seulement celle des institutions propres à assurer la grandeur de la France et la stabilité de ses pouvoirs, mais aussi celle d’une participation concrète du citoyen à la définition des objectifs communs et à la distribution des charges et des bénéfices de l’ordre social.

Aux yeux du Général, la participation ne s’arrêtait pas aux limites des entreprises. Elle dépassait les relations de travail pour colorer toutes les manifestations de la vie publique, toutes les fonctions collectives nationales. Charles de Gaulle y voyait une nouvelle voie pour la démocratie, entre le capitalisme et le socialisme. En ce sens aussi, cette vision dépasse tous les clivages politiques : elle n’est ni de droite, ni de gauche. L’Etat gaullien est rassembleur.

Si, dans l’esprit de Charles de Gaulle, l’Etat est l’auteur d’un grand projet national, il l’est pour le peuple et avec le peuple car « la seule querelle qui vaille est celle de l’Homme ». Ainsi se trouvent à la fois dépassée la conception purement politique de la démocratie et récusée toute mainmise technocratique ou capitaliste sur le pouvoir. Une fois de plus, le Général était en avance sur son temps.

En ce siècle finissant de crise en crise, dans l’incertitude et l’angoisse, comment apprécier cette idée gaullienne de l’Etat ? Elle n’est certainement pas conforme à la pensée dominante dans certaines élites européennes et mondiales, pour lesquelles est permis et utile tout ce qui procure le marché, qu’il s’agisse des biens, des services et des savoirs, sans égards pour les traditions patriotiques et la justice sociale. Elle a pourtant rayonné, portée par la proclamation de l’autodétermination des peuples et de la reconnaissance de leur égale dignité. En France et hors de France, cette idée de l’Etat n’était pas seulement une politique mais une éthique. On peut se demander que serait aujourd’hui notre pays, et le monde, si la qualité morale de ce message avait été respectée.

En somme, l’Etat, la République de Charles de Gaulle concilient, en une pensée puissante et cohérente, à la fois synthétique et pratique, l’héritage capétien et la légitimité républicaine. C’est en quelque sorte Montesquieu au second degré par la conjonction de l’honneur et de la vertu, dans lesquels le philosophe avait situé les fondements de la monarchie et de la démocratie. Dans l’Etat, l’honneur, la vertu, et leur grandeur dont toute la vie du Général a donné l’exemple.

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