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De Gaulle était-il nationaliste ?

Par Elmira Oskouïe

mercredi 21 octobre 2009

La question reste toujours ouverte en France de savoir si le fondateur de la Cinquième République était un disciple du nationalisme français de source catholique. Celui-ci est décrié comme une croyance naïve à la destinée particulière de la France, « fille aînée de l’Eglise », renforcée par la propagande politique autour de Jeanne d’Arc, dont la biographie reste incohérente et est, certainement, le fruit de la propagande monarchique, un montage médiatique médiéval.

Pareille expression politique et religieuse est néanmoins récente : elle aurait été forgée au 19e siècle dans une phase de rancœur, après la défaite de Napoléon et le traité de paix de Vienne de 1815 ramenant la quiétude dans une Europe bouleversée par les crises révolutionnaires et les catastrophes financières débutées dans le monde occidental avec la révolution américaine et le goût effréné de la spéculation.

Il y a donc un nationalisme chrétien français. Ainsi le Général de Gaulle déclare-t-il au pape à Rome, le 27 juin 1959 : « Nous avons une responsabilité, celle de jouer le rôle de la France ; ce rôle, dans mon esprit comme dans le vôtre, se confond avec un rôle chrétien... » Le nationalisme français n’est cependant pas seulement clérical, mais aussi laïque. Un tel sentiment de supériorité et d’être incomparable avec les autres nations, se retrouve aussi dans le parti révolutionnaire républicain, celui de l’esprit de 1789, puisque la France est qualifiée de pays des « droits de l’homme », avec un flambeau qui éclaire le monde.

Dans sa préface aux Mémoires d’Espoir, de Gaulle écrit en 1970 que la France vient du fond des âges : « Elle vit, les siècles l’appellent. Le côté positif de mon esprit me convainc que la France n’est réellement elle-même qu’au premier rang ; que seules de vastes entreprises sont susceptibles de compenser les ferments de dispersion que son peuple porte en lui-même ; que notre pays, tel qu’il est parmi les autres, tels qu’ils sont, doit, sous peine de danger mortel, viser haut et se tenir droit… Bref à mon sens, la France ne peut être la France sans la grandeur ».

La doctrine du nationalisme aurait été, pour les nombreux critiques de l’action du général de Gaulle, un frein à la construction européenne. Telle a été l’opinion du dernier président du Conseil de la Troisième République, Paul Reynaud (1878-1966) qui avait nommé de Gaulle secrétaire d’Etat à la Défense nationale, le 6 juin 1940. Le Figaro des 28-29 mars 1964 donne un extrait du premier chapitre de l’ouvrage de l’ancien chef de gouvernement qui est une critique du gaullisme. Ce premier chapitre est intitulé : « Une politique étrangère périmée ». Paul Reynaud écrit : « Le monde étant coupé en deux, de Gaulle se heurte soit au géant américain, soit au géant russe. Il a ruminé ce problème, à Londres, pendant la guerre. Il n’a pas voulu admettre que son dogme patriotique « la France au premier rang » soit irréel. Il a rêvé alors et il n’a cessé de rêver depuis lors, à une France prenant la tête de l’Europe occidentale… »

L’opposition de droite et de gauche antigaulliste pensait qu’il fallait chercher dans le caractère nationaliste de de Gaulle la raison psychologique ou idéologique de son opposition à l’entrée de la Grande Bretagne dans le Marché Commun. Ses opposants ont ainsi expliqué sa volonté de se retirer de l’OTAN. L’ancien diplomate André-François Poncet représente l’opposition conservatrice atlantiste. Il écrit dans le Figaro du 16 octobre 1964 : « Chercher à organiser autour de la France, en dehors de l’Alliance atlantique, de l’O.T.A.N. et de l’O.N.U., une confédération d’Etats appartenant à la même civilisation et liés entre eux pour assurer leur sécurité et faciliter leur progrès, c’est se vouer à l’échec et poursuivre une chimère ».

De Gaulle échoue parce qu’il est plongé dans des chimères nationalistes. Telle est l’opinion générale de ses opposants conservateurs, libéraux ou progressistes, depuis les démocrates-chrétiens groupés dans le Mouvement Républicain Populaire (M.R.P.) jusqu’aux socialistes. Tous disent qu’être unis étroitement aux américains et demeurer dans l’alliance intégrée de l’O.T.A.N. est un comportement politique seul raisonnable, sensé, à cause de la menace communiste, et que vouloir trouver une autre voie, une troisième voie entre l’Ouest et l’Est ressemble à de la folie. La presse parisienne caricature de Gaulle en Roi-Soleil Louis Quatorzième et le journal satirique Le Canard Enchaîné publie chaque semaine une chronique intitulée La Cour où l’égoïsme du chef de l’Etat et son idée démesurée d’une France centre du monde est moquée.

Cette volonté gaulliste résulte d’une doctrine énoncée en 1958, l’année même de son retour au pouvoir, devant le secrétaire d’Etat américain Foster Dulles. « Il n’y a pas de France qui vaille, notamment aux yeux des Français, sans responsabilité mondiale. C’est pourquoi elle n’approuve pas l’O.T.A.N, qui ne lui fait pas sa part dans les décisions et qui se limite à l’Europe. »

« Il y a deux histoires » d’après Balzac.

Le « régime des partis » est, pour de Gaulle, antinational, à cause de son impuissance à assurer le rôle de la France dans le monde et particulièrement en Europe. Il est néanmoins pour la démocratie. De Gaulle exalte le rôle de la France, mais veut l’union européenne et une réconciliation franco-allemande. De Gaulle est accusé par les partisans de l’alliance atlantique de vouloir isoler la France, mais de Gaulle veut que son pays joue un rôle mondial, et que la France soit présente dans le Tiers-Monde, notamment en Amérique latine qu’il parcourt triomphalement en 1964.

Et pourtant de nombreux contemporains conservateurs ou progressistes l’ont accusé de suivre une voie trop personnelle, de rêver de son prestige, et de ne pas voir la réalité... La réflexion souvent citée en France, d’Honoré de Balzac, dans ses Pensées et Réflexions, mérite d’être rappelée : « ll y a deux histoires : l’histoire officielle, menteuse, puis l’histoire secrète, où sont les véritables causes des événements. »

Il n’y a cependant qu’un moyen de découvrir la vérité : il faut citer les textes authentiques de de Gaulle et non pas ceux fabriqués par la propagande adverse ou par des partisans inintelligents. Aujourd’hui, de nombreux politiciens français qui se réclament de de Gaulle parce qu’il était nationaliste, oublient qu’il était aussi partisan de la coopération européenne, mais pensait, suivant son expression, à une « Europe européenne » et non pas à une Europe américanisée !

Le nationalisme de de Gaulle n’est pas un isolationnisme. De Gaulle est écrivain et cherche la pensée claire, dans le style français classique. Son nationalisme exprime une vocation : la France est un intermédiaire nécessaire aux peuples d’après-guerre pour passer de la soumission à l’indépendance, de l’inertie à la responsabilité, sur tous les continents. L’Amérique au contraire, est dominatrice et « je ne souhaite pas la voir s’ériger en juge et en gendarme universels ». Dans cet entretien avec le Président Dwight Eisenhower d’avril 1960, de Gaulle précise le sens de son nationalisme. La question n’est pas de savoir si de Gaulle est ou n’est pas nationaliste, mais de comprendre dans quel sens va son nationalisme. Ce n’est pas seulement une question de mot, mais de réflexion sur le fond. « La France a le droit d’initiative et son redressement est un événement capital pour l’Ancien Continent, pour l’Occident et pour le monde entier. » écrit de Gaulle dans ses Mémoires d’Espoir. Cela signifie-t-il que la France a des qualités ou une situation particulière ? La réponse est à la fois circonstancielle et culturelle.

La construction de l’Europe était d’abord pour de Gaulle une initiative française qui conviait tous les six pays du Marché commun à unir leurs gouvernements. Le système qui prévalait jusqu’en 1962 était le suivant : une commission à Bruxelles prenait les décisions à la majorité et supervisait les gouvernements, elle était supranationale. De Gaulle a voulu y substituer une entente entre les gouvernements et les décisions seraient prises à l’unanimité. L’Angleterre n’ayant pas voulu se plier à la règle, de Gaulle refusait qu’elle fût admise. Cette proposition fut rejetée par le parti anglophile wallon-néerlandais, et il resta à de Gaulle de conclure cette union avec la seule Allemagne du Chancelier Adenauer. Cette réconciliation franco-allemande a fait de la France l’avocate de l’Allemagne, soumise à un régime d’occupation. L’Allemagne d’après-guerre était un géant économique après le « miracle allemand », mais un nain politique.

Donc ce nationalisme français est déjà un couple franco-allemand initié dès 1958 par la rencontre, dans sa maison privée, de de Gaulle et du Chancelier Konrad Adenauer. La lettre française parue dans la Gazette de Liège du 5 janvier 1965 : « Pas d’union politique sans la France » est une approbation des efforts de de Gaulle d’aboutir à une union politique entre les deux pays en respectant les points de vues nationaux réciproques, en les additionnant. « Le Marché commun exige, non seulement une politique commune en matière de finances, de questions sociales, de communications, de l’Énergie, mais encore un complément qui soit en même temps un achèvement et qui consiste en une politique commune dans les questions étrangères et de défense ». La politique future de de Gaulle y est contenue et justifiée. L’Europe n’est plus une affaire de techniciens dans des commissions spécialisées, mais aussi de politiciens qui prennent leur responsabilité et non pas s’abandonnent au bon vouloir des Etats-Unis.

Culturellement, il y a un sentiment d’unité politique fortement ancré en France et ceci va servir à contrebalancer une Europe supranationale, qui est un abandon aux Etats-Unis et à l’Angleterre. C’est ce tableau vivant de l’alliance franco-allemande qui donne corps à l’ambition européenne, puis mondiale de de Gaulle. Ce n’est plus un nationalisme étroit, comme on dit, mais une vision du monde appuyée sur une volonté : « J’ai voulu que la France et l’Allemagne deviennent de bonnes voisines, que prenne corps le Marché commun des Six, que soit tracé le cadre dans lequel ils peuvent conjuguer leur action vers le dehors, que renaissent la sympathie et la confiance naturelles entre les Slaves et les Français. Le tout est en bonne voie ! Tandis que la France renonçait à elle-même, en s’égarant dans d’astucieuses nuées supranationales, en abandonnant sa défense, sa politique, son destin, à l’hégémonie atlantique, en laissant à d’autres les champs d’influence, de coopération, d’amitié, qui lui étaient jadis familiers dans le tiers-monde, j’ai voulu que parmi ses voisins elle fasse valoir sa personnalité, tout en respectant la leur… qu’elle reparaisse dans les pensées, les activités et les espoirs de l’univers, au total, qu’elle recouvre son indépendance et son rayonnement ». [1]

Le nationalisme est un sentiment intérieur d’exaltation. Mais le nationalisme de de Gaulle est-il quelque chose de fantasmatique, d’illusoire, d’utopique ? Il ne fait pas appel aux sens, mais à la volonté, non pas la volonté de vaincre autrui, mais de se maîtriser. C’est une prise de conscience du progrès national : « Le 5 février 1962, j’appelle la nation à constater son propre progrès. Personne au monde, lui dis-je, excepté des partisans aveugles, ne méconnaît le puissant développement de la France. Chacun de nous en est saisi quand il parcourt le pays. ». Or le 23 février 1961, dans un discours tenu lors de l’inauguration de l’aérogare d’Orly en présence du Président de la république dahoméenne, il parle d’ « une ambition nationale plus que jamais nécessaire ! Je dis bien une ambition quoi qu’en puissent penser ceux qui toujours doutent, nient et, comme disait Nietzsche, clignotent. » [2]

« L’Europe supranationale » d’après Paul H. Spaak.

Il y a des idées fausses qui ont la vie longue. Telle est l’idée de « l’Europe des patries » prétendument gaulliste opposée à l’Europe communautaire ou intégrée, bref à l’Union européenne. Tout d’abord, comme de Gaulle l’indique dans sa campagne électorale de décembre 1965, il n’a jamais prononcé ce mot : « Je n’ai jamais parlé de l’Europe des patries… Chacun a sa patrie... J’ai parlé de la coopération des Etats, alors cela, oui, j’en ai parlé, et je crois que c’est indispensable. » [3]

L’expression d’Europe des patries que l’on imagine être un cri de ralliement gaulliste a servi de repoussoir à un socialiste belge franc-maçon, Paul Henry Spaak, pour mieux asseoir l’Europe supranationale. Il est intéressant de le citer in-extenso pour connaître ce contre quoi de Gaulle s’est battu. Après l’échec de la conférence du 17 avril 1962, sur l’Union politique européenne, le ministre belge argumente ainsi sa position politique antigaulliste : « J’ai été, je suis et je reste un partisan convaincu de ce que l’on appelle l’Europe supranationale, c’est-à-dire d’une Europe organisée de telle façon qu’en fin de compte, lorsque des discussions aussi complètes que possibles ont eu lieu et qu’il s’agit de prendre une décision, celle-ci puisse être adoptée à la majorité - sans intervention du véto - afin d’éviter les impasses et l’impuissance…. mais je constate qu’il est bien improbable que dans l’état actuel des choses cette organisation soit possible en raison de la conception essentiellement française de l’Europe. Dès lors que je ne peux avoir l’Europe que je désire je ne puis envisager d’en avoir une autre. L’Europe des patries, c’est-à-dire l’Europe inorganisée est à mes yeux inefficace ». Et le ministre Spaak de donner le sens géopolitique de son refus en se rangeant du côté de la Grande-Bretagne : « La présence de l’Angleterre est un élément très important, pour ne pas dire essentiel, parce que l’Angleterre apporte sa stabilité, son expérience, et que pour les petits pays elle est une possibilité d’équilibre. » [4]

Pour bien poser les termes de notre question sur le nationalisme de de Gaulle, il faut distinguer entre ce qui pour lui est réel et ne l’est pas, entre ce qui est utopique ou non, bref, stérile ou fécond. En somme notre question se transforme en : « Dans quel sens de Gaulle est-il nationaliste ? », ou plus exactement : « Comment de Gaulle voit-il la nation, et quelle valeur lui accorde-t-il ? ». Le sentiment national est pour de Gaulle une intuition, un élan créateur. Il accorde une importance à l’instinct. Le nationalisme est un instinct national, un art de déceler immédiatement l’énergie d’une nation, de saisir ses potentialités. Si l’instinct est une impulsion, la nation est donc un moteur d’action. Mais laissons s’exprimer de Gaulle lui-même dans son livre Au Fil de l’Epée : « Il faut que l’esprit humain acquière l’intuition en combinant l’instinct avec l’intelligence. Si l’intelligence nous procure la connaissance théorique, générale, abstraite de ce qui est, c’est l’instinct qui nous en fournit le sentiment pratique, particulier, concret. Sans le concours de celle-là, point d’enchaînements logiques ni de jugements éclairés. Mais sans l’effort de celui-ci point de perception profonde ni d’impulsion créatrice. »

La nation est l’objet, elle est l’objet d’une perception profonde et d’une intuition créatrice. Tel est le sens positif de la patrie. De Gaulle est nationaliste dans la mesure où il intuitionne, par l’instinct national, le caractère positif d’une situation. Et ceci nous amène à sortir du cadre français pour apercevoir le vaste monde où de Gaulle veut asseoir un véritable équilibre mondial, entre nations et non entre des entités soumises à une volonté dominatrice particulière, en l’occurrence le nationalisme américain dominant.

Dès les premiers écrits de Gaulle, nous saisissons une pensée que sa vie maintiendra : elle se résume dans la formule de son ouvrage le plus célèbre paru en 1934, Vers l’Armée de Métier : « Confondre l’intérêt permanent de la France avec un grand idéal humain voilà qui serait beau et en même temps profitable ! » La France, comme chaque nation, est la base réelle, la référence de mesure. L’idéal humain est ce qui s’élève sur cette base. Nous voyons donc que le sentiment national est un point de départ pour le gaullisme et non pas le terme et c’est pourquoi le nationalisme gaulliste exige une coopération des nations, une diversité pour l’accomplissement d’une tâche idéale qui est la culture mondiale, la seule finalité cherchée qu’il nomme aussi « la grande affaire mondiale » » : « A mon avis, fondamentalement et par-dessus toutes les théories, toutes les doctrines et tous les régimes, la grande affaire mondiale, c’est de tirer de la misère et d’orienter vers le développement ces deux milliards d’hommes. »

Une autre question tout aussi impertinente que celle qui fait l’objet de notre article, serait bien : « De Gaulle était-il mondialiste ? ». Monde et nation sont pour lui inséparables, sauf par abstraction, car ils sont l’objet de la même intuition.
Le respect que de Gaulle montrait aux autres nations était si sensible qu’il prenait soin, par exemple en Amérique latine, à Mexico nommément, et en Russie, en Pologne, partout, d’apprendre avant de s’adresser au peuple, des mots de sa langue. De Gaulle a donc été universellement patriote, pour ainsi dire. « Entre la France et l’Amérique latine, il n’y a pas le moindre soupçon, ni l’ombre d’une arrière-pensée, pour ce qui est des intentions ou des ambitions. Au contraire, toutes deux savent que l’existence et l’indépendance de chacune sont indispensables à un équilibre faute duquel l’autre perdrait tout. » [5]

Prenons l’exemple de la Bolivie. Le Figaro du 30 septembre 1964 y relève les « scènes d’enthousiasme colorées à Cochabamba où plus de 100.000 Indiens des Andes ont acclamé le chef de l’Etat français ». Les journalistes racontent la scène de la réception de de Gaulle en Bolivie : « Du balcon le général s’adresse à la foule en espagnol. Les « campesinos » (les paysans), sortant de leur songe éternel, regardaient, souriaient, applaudissaient. Il faut avoir vu et senti ce qu’est le paysan ou le prolétaire bolivien pour croire qu’une chose pareille existe. Ces gens sont descendus à pied de leurs hauts plateaux pour voir le général de Gaulle, d’autres sont arrivés en camion, ils passeront la nuit dans le stade, enroulés dans une couverture. Ils sont venus avec leurs chapeaux de feutre et leurs loques, leurs tambourins, etc… »

La troisième voie : l’exemple latino-américain.

Pour desserrer l’étau impérialiste, le géant gaulliste s’est trouvé dans l’obligation de s’ouvrir à l’Amérique latine. Une expression poétique bolivienne citée dans le Figaro fait bien sentir ce qu’a été la France de de Gaulle qui fut traité de fasciste, de dictateur, tout comme d’autres dirigeants sont traités de tyrans par les pions de l’échiquier de Zbigniew Brezinzki, chef d’orchestre vieillissant, mais venimeux, de la stratégie américaine dont Obama-la-guerre, avocat du leadership américain, exécute le plan à long terme.

En réalité de Gaulle substitue le partnership au leadership. Pareille expression que nous livrons ici fait sentir le message que de Gaulle a fait passer au nom de la France. Ce qui nous conduit à transformer cette fois notre question initiale « De Gaulle était-il nationaliste ? » en « De Gaulle était-il idéaliste ? », faisant de la France le support d’une idée de liberté et de responsabilité. C’est ce qu’a compris l’auteur bolivien de cette plaquette distribuée à Cochabamba contenant « une dizaine d’odes en vers blancs à la gloire de notre président » : «  Le monde s’assied libre, si tu es libre en ta demeure et un morne silence endeuillé s’abat sur toutes les âmes en pleurs si tu es une minute prisonnière, ô France ! ». Et voici comment le général de Gaulle est perçu en 1964 en Amérique latine : « O chef, ô capitaine témoin de la France, artisan des grandeurs immortelles ... »

Pareil enthousiasme n’était pas partagé par la droite atlantiste et conservatrice. Nous avons déjà mentionné André-François Poncet, diplomate et haut-commissaire de la zone d’occupation militaire française en Allemagne. Il écrit dans le Figaro du 16 octobre 1964, un article intitulé Les Leçons d’un voyage mémorable : « De cette troisième force qu’il a préconisée et qui s’intercalerait entre le bloc nord-américain et le bloc communiste, à égale distance de l’un et de l’autre, l’Europe, dans sa pensée, devrait être le noyau. Encore faudrait-il qu’elle existât comme une entité économique et politique. Elle n’y parviendra pas, aussi longtemps que l’on prétendra la constituer dans un esprit d’animosité, sinon d’hostilité, envers les Etats-Unis. »

Ce point de vue était faux, puisque l’Amérique latine s’était distancée des Etats-Unis, comme par exemple l’Argentine avec l’immortel Juan Peron (1896-1974), deux fois porté à la Présidence dont l’histoire démontre la justesse des vues du Général. « L’Europe tout entière » écrit-il en 1960 « cessant d’être coupée en deux par des ambitions et des idéologies qui deviendraient périmées, redeviendrait le foyer capital de la civilisation. L’accession au progrès des masses de l’Asie, de l’Afrique, de l’Amérique latine, en serait certainement hâtée et facilité. » [6]. Il n’y a point là trace de nationalisme borné ou exalté ni local ni européen, ni d’utopie. Il y a un nationalisme humaniste.

Une vision du monde !

Tel est le sens, par exemple, de son opposition constante à la guerre du Vietnam qui lui attira l’hostilité des Américains. Chacun sait que l’indépendance et la première décolonisation des trois royaumes indochinois fut proclamée le 9 mars 1945 par l’émancipateur Empire japonais, cinq mois avant d’être frappé par les deux bombes nucléaires destinées à asseoir le leadership américain, renforcé maintenant par l’attribution du prix Nobel à Obama ! Feuilles d’automne tâchée du sang de cette guerre afghane qui n’est pas encore terminée, et que de Gaulle eût condamnée par ce même goût du nationalisme qui le faisait condamner la guerre du Viet-Nam.

Et cette opposition gaulliste est allée si loin qu’au moment de la défense de la cause arabe et palestinienne, de Gaulle ira jusqu’à prétendre que « sans le drame du Viêt-Nam, le conflit entre Israël et les Arabes ne serait pas devenu ce qu’il est. »
Il faut reprendre l’allocution prononcée à la réunion populaire du 1er septembre 1966 de la capitale cambodgienne. Il y est dit ce que répètera de Gaulle à l’adresse de l’occupation israélienne l’année suivante, que l’agression suscite la résistance : « Maintenant il organise sur les territoires qu’il a pris, l’occupation qui ne peut aller sans oppression, répression, expulsions, et il s’y manifeste contre lui une résistance, qu’à son tour, il qualifie de terrorisme. » [7]. Qui oserait donner une date à cette vérité qui est permanente ?

De Gaulle a exalté partout et hautement le sentiment national, qui est la liberté de volonté : « Tandis que votre pays  », s’exclame-t-il au Cambodge, dans une réunion populaire, le 1er septembre 1966 « parvenait à sauvegarder son corps et son âme parce qu’il restait maître chez lui, on vit l’autorité politique et militaire des Etas-Unis s’installer à son tour au Viêt-Nam du Sud et, du même coup, la guerre s’y ranimer sous la forme d’une résistance nationale. » S’il est invraisemblable que « l’appareil guerrier » américain « vienne à être anéanti sur place, il n’y a d’autre part aucune chance que les peuples de l’Asie se soumettent à la loi de l’étranger venu de l’autre rive du Pacifique, quelles que puissent être ses intentions et si puissantes que soient ses armes ».

Il est évident que de Gaulle n’aurait pas été surpris par la stratégie américaine actuelle, car elle ressemble à celle qu’il reproche au président Kennedy, d’ignorer la réalité nationale. Voici ce qu’il écrit dans ses Mémoires d’Espoir : « Pour vous, lui dis-je, l’intervention dans cette région sera un engrenage sans fin. A partir du moment où des nations sont éveillées, aucune autorité étrangère, quels que soient ses moyens, n’a de chance de s’imposer. Vous allez vous en apercevoir. »

« Vive le Québec libre ! »

Passe à travers l’assistance un frémissement qui ne trompe pas, souligne le Président français, en saluant ses hôtes et en leur faisant remarquer qu’il est, lui, du pays de leur origine, chacun se dit : « voilà le pays d’où je viens. »

Les circonstances de ce voyage du 23 au 27 juillet 1967 sont connues. Il se trouve qu’au balcon de l’hôtel de ville de Montréal, « la deuxième ville française du monde » le Général lâche les mots de « Vive le Québec », et devant les acclamations de la foule en délire, surajoute, « Vive le Québec libre ! ». Cette province avait été politiquement française avant la victoire anglaise qui conclut une guerre de sept ans en Europe, au 18e siècle, où la France fut vaincue. Elle n’était plus française que moralement, par la langue et surtout un clergé… Bref, toute cette culture avait maintenu un peuple qui la maintenait. Ceci plaisait à de Gaulle, mais il y vit aussi une manière de favoriser une renaissance politique, celle de l’indépendance du Québec.

Dans le même temps, des initiatives en métropole même furent faites pour permettre aux cultures locales, allemande en alsace, flamande dans le Nord et surtout bretonne, de fleurir, sans compter le catalan et le basque. Cette facilité accordée à l’autonomisme culturel, opposée au laïcisme unitaire traditionnel qui renferme la France dans Paris, est redevable à de Gaulle, et était conforme aux traditions locales du clergé breton, alsacien etc. Ces territoires avaient été associés à la France, souvent par la force, mais la France, pour de Gaulle, veut étendre son influence comme garant de l’autonomie des peuples. Au Québec « le rameau d’elle-même qui s’y est maintenu et développé » mérite ses soins, mais non pas pour s’opposer aux peuples anglo-américains : « Le sort du Québec et des populations françaises implantées dans d’autres provinces la touche désormais de très près. En outre, tout en étant l’amie et l’alliée des Etats-Unis, elle ne se soumet pas à leur hégémonie, qui risque d’entraîner pour le monde et pour eux de graves inconvénients. C’est pourquoi, pendant qu’elle-même s’en affranchit en Europe, elle trouverait bon qu’existent en Amérique des éléments qui fassent contrepoids. »

Il y a donc une stratégie mondiale gaulliste, la France n’étant plus pour elle-même, abandonnée à son propre sort. Elle propose son rôle d’arbitre dans la communauté des peuples et des nations. C’est une forme de générosité ou d’ambition politique, assez remarquable dans un domaine vital pour l’Europe occidentale, celui des relations franco-allemandes, devenues une union par la volonté conjuguée de de Gaulle et du Chancelier Adenauer. Le sentiment nationaliste est celui d’une double nation élargie.

L’union franco-allemande.

De Gaulle a reconnu dans sa conférence de presse du 11 avril 1961 « les vieilles ambitions d’hégémonie européennes et de frontières naturelles » de la France, et après les échecs de cette politique, la compensation de l’œuvre coloniale ; or le sentiment national reconnaît que « notre grande ambition nationale est devenue notre propre progrès, source réelle de la puissance et de l’influence. » « Nous avons désormais affaire à une France nouvelle. »
L’expression revient plusieurs fois, notamment par comparaison avec l’Algérie bientôt indépendante et l’Egypte de Nasser ; il dit ainsi, dans cette même conférence de presse de 1961, qu’il est possible que les Algériens « expriment leur volonté de voir l’Algérie nouvelle associée à la France nouvelle ». Mais cette France est également nouvelle dans les relations inaugurées en 1958 avec l’Allemagne. Néanmoins, avant son retour au pouvoir, le général de Gaulle avait déclaré la nécessité d’une union réelle entre les deux pays, de façon à confondre, à certains égards, les sentiments nationaux des deux parties longtemps conflictuelles. Toutes deux ont d’abord plus qu’une ambition nationale, propre à chaque peuple, mais « une ambition mondiale » et pour l’Allemagne, de Gaulle l’indique dans sa conférence de presse du 4 février 1965 : « Il s’agit que l’Europe, mère de la civilisation moderne, s’établisse de l’Atlantique à l’Oural dans la concorde et la coopération. Quelle part pourrait être celle de l’Allemagne dans cette ambition mondiale de l’Ancien Continent rajeuni ! ».

Il précise, dans cette conférence que « la solution d’un problème aussi vaste que celui de l’Allemagne ne peut avoir que de grandes dimensions et de grandes conséquences ». La même année, au cours d’un voyage en Allemagne, dans une allocution prononcée à Bonn, le 11 juin, il énonce cette vérité que « de toute façon, il y a une fondation, c’est la réconciliation de l’Allemagne et de la France » soutenant l’Europe « toute entière ». C’est ce que nous désignons par « nationalisme élargi ».

Le nationalisme devient un sentiment puissant qui est au service d’une raison politique et non pas l’inverse. Car ce sentiment a une finalité celui de fortifier un ordre, du même type que la France a construit en son sein, au cours de son histoire. C’est pourquoi le général de Gaulle visite régulièrement des provinces et son dernier acte aura été d’accorder une autonomie plus large aux régions. Nous retrouvons toujours le même souci de supprimer l’hégémonie pour y substituer la coopération, et ceci vaut à l’extérieur comme à l’intérieur du pays.

« Des réalités fondamentales » Couve de Murville

Tout nationalisme est un refus des contraintes et d’aliéner sa liberté. Si de Gaulle a refusé l’O.T.A.N. et une Europe sous protectorat américain c’est parce que, selon les mots de son ministre des Affaires Etrangères « la France entendait retrouver et maintenir son indépendance. Elle ne pouvait aussitôt l’aliéner, renonçant en fait à avoir une politique qui ne serait pas la sienne… Elle demeurait dans une Alliance qui contribuait à sa sécurité comme à l’équilibre général, mais refusait une organisation qui constituait un assujettissement. » Et Couve qui est le confident de de Gaulle donne la France aussi comme modèle à l’Europe. L’amour de la France est celui porté à l’Europe. Il y a aussi un aspect historique que les Etats-Unis ignorent et qui est rappelé par le ministre : «  Non, les peuples, les nations restent le fondement solide sur lequel on peut travailler. C’est dans la coopération, plus tard dans la Confédération, qu’ils peuvent efficacement se retrouver. » [8]

Permettez-moi de conclure cet article en soulignant les efforts terribles des Etats-Unis dans cette nouvelle guerre imposée à l’Iran, qui s’attaque d’abord aux cerveaux, et en disant ceci : le nationalisme n’est pas une maladie, c’est une signe de bonne santé physique, et de Gaulle a montré qu’un vrai nationalisme est contagieux, et qu’au contraire, le renoncement d’un pays à exister, est un principe de mort, un virus dangereux pour les autres nations. Pour toutes les nations, le nationalisme, c’est une question d’être ou de ne pas être.

Notes

[1Mémoires d’Espoir - Le Chef de l’Etat, Editions Plon, 1970, p.320

[2Discours et Messages, tome 3,1970, p.284

[3Entretien radiodiffusé et télévisé, le 14 décembre 1965

[4Extrait d’une interview exclusive donnée le 9 mai 1962

[5Allocution prononcée à la Maison de l’Amérique latine, 21 février 1961, Discours et Messages, tome 3, 1970, p.282.

[6allocution présidentielle du 31 mai 1960

[7Conférence déjà citée - 27 novembre 1967

[8Couve de Murville, Une politique étrangère,1958-1969, Plon, 1971, p497 chapitre IX - L’Europe, l’union politique pages 355-356

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