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Quand le lobby bancaire met la main sur la haute administration

mardi 19 mars 2019

François Hollande le souhaite : c’est un ancien de chez BNP qui va être nommé à la tête de la Banque de France et de l’autorité de contrôle des banques, si le Parlement l’approuve. Conflit d’intérêt ? Collusion ? Menace pour la régulation bancaire ? Une décision symbole de la porosité entre banquiers et instances chargées de leur contrôle, qui explique en partie le laisser-faire coupable et l’inaction des régulateurs et responsables politiques face à la finance. Enquête sur les ressorts de l’influence considérable du lobby bancaire sur la haute fonction publique et nos dirigeants politiques.

François Villeroy de Galhau, ex-directeur général délégué de BNP Paribas, va devenir président de la Banque de France. Cette nomination, voulue par François Hollande, doit être entérinée le 29 septembre par les Parlementaires. La décision a provoqué la colère de 150 économistes : « Il est totalement illusoire d’affirmer qu’on peut avoir servi l’industrie bancaire puis, quelques mois plus tard, en assurer le contrôle avec impartialité et en toute indépendance, écrivent-ils dans une tribune. Nos gouvernants sont-ils à ce point prisonniers des intérêts financiers qu’ils laissent à la finance le pouvoir de nommer les siens aux fonctions-clés des instances censées la réguler ? »

Depuis la crise financière de 2008, rien n’a été fait pour éviter les collusions et conflits d’intérêt. Les banquiers se retrouvent à la tête des instances de régulation financière. Dans l’autre sens, hauts fonctionnaires ou responsables politiques sont toujours plus nombreux à partir travailler pour les banques.

Difficile de résister à l’appel de la finance, avec ses promesses de salaires mirobolants et d’attirants bonus. Cette consanguinité entre la haute fonction publique – notamment le ministère des Finances – et le secteur bancaire explique en partie la difficulté à mettre un terme aux abus des banques. Car on ne mord pas la main qui nous donnera à manger demain… « Quand vous êtes haut fonctionnaire à Bercy, vous savez qu’à 45 ans, vous allez plafonner dans votre carrière. Si vous ne voulez pas moisir dans votre bureau, vous irez pantoufler dans une banque, avec un salaire multiplié par 10 ou 50 », expliquait à Basta ! l’économiste Gaël Giraud.

Au sein du ministère des Finances, un groupe incarne plus que les autres cette proximité problématique : l’Inspection générale des finances (IGF). Une institution vieille de deux siècles, qui recrute ceux qui sortent les premiers du classement de l’ENA. Ce corps de l’élite administrative, rattachée au ministre des Finances, compte peu d’élus. En deux siècles, 1200 personnes – dont seulement 35 femmes ! (à peine 3%) – sont passées par l’IGF depuis sa création en 1801. Ils sont quelques centaines actuellement en activité. Promis aux plus hauts postes de l’administration, notamment à la direction du Trésor, ils sont pourtant 44 % à travailler dans le secteur privé, selon un décompte établi en 2004 par Ghislaine Ottenheimer, auteur d’un ouvrage de référence sur le sujet [1].
Un quart des inspecteurs des finances sont recrutés par les banques

Les inspecteurs des finances ont une très grande prédilection pour le secteur bancaire  : en 2004, sur 290 inspecteurs « actifs », 72 travaillent dans le secteur des banques et assurances [2] ! La plupart sont « détachés » ou « en disponibilité » au sein des banques, conservant leur prestigieux statut pour un éventuel retour ultérieur dans la fonction publique, confortable matelas de sécurité. Rien qu’à BNP Paribas, sans compter les membres du Conseil d’administration et les présidents honoraires, ils étaient douze parmi les dirigeants en 2004 : notamment Baudouin Prot, alors directeur, Jacques de Larosière, conseiller, François Villeroy de Galhau, responsable de la filiale Cetelem, qui deviendra en 2011 directeur général délégué, et Michel Pébereau, président. Jean-Laurent Bonnafé, l’actuel directeur-général du groupe, est lui aussi un ancien haut fonctionnaire, passé par l’École des mines puis le ministère de l’Industrie.

On retrouve des inspecteurs des finances également dans les autres grandes banques françaises : Frédéric Oudéa, directeur de la Société générale (et ex-conseiller de Nicolas Sarkozy), François Pérol, président du groupe Banque Populaire - Caisse d’épargne (BPCE), Pierre Mariani, ex-patron de Dexia et Henri de Castries, PDG d’Axa. Tous sont membres de ce « gotha de la haute fonction publique qui rappelle à bien des égards la cour de Louis XIV » [3].

À Bercy, ces hauts fonctionnaires pèsent de tout leur poids sur les décisions prises par les ministres chargés de l’Économie, des Finances et du Budget. Notamment au sein de la direction du Trésor, qui s’occupe notamment du financement de l’économie, de la régulation bancaire, et de la gestion de la dette de l’État. Ils jouent un rôle central dans la gestion des crises financières ou la mise en place de réformes bancaires. Omniprésents, influents, ces hauts fonctionnaires, et notamment les inspecteurs des finances, se pensent comme les gardiens des intérêts de la France. Et surtout d’une certaine « orthodoxie ». Une « orientation clairement ultralibérale », tranche Arnaud Montebourg, en 2012, fustigeant un Trésor « toujours réticent », « pas loyal avec la pensée du gouvernement » [4]. Surtout, vu ces liens structurels, cette consanguinité avec la finance, comment ces hauts fonctionnaires peuvent-ils faire des propositions ambitieuses qui pénaliseraient les banques ? Difficile de ne pas intérioriser, dès le début de leur carrière, les préférences de leurs futurs employeurs...

La caste des pantouflards

Avant de partir « pantoufler » dans le secteur bancaire, le passage dans un cabinet ministériel est une étape-clé de la carrière des inspecteurs des finances. Surtout pour ceux qui aspirent à grimper au sommet de la pyramide. François Villeroy de Galhau, ex-directeur général délégué de BNP Paribas, a ainsi été directeur de cabinet de Dominique Strauss-Kahn à Bercy [5]. Gilles Grapinet, après avoir été conseiller de Jean-Pierre Raffarin à Matignon, puis directeur de cabinet du ministre des Finances Thierry Breton, est devenu directeur de la stratégie du Crédit agricole. Pierre Mariani, directeur de cabinet de Nicolas Sarkozy au ministère du Budget dans les années 1990, rejoint ensuite BNP Paribas, puis prend la tête de la banque Dexia en 2008. Sous sa direction, en 2011, la banque réalise une perte record de plus de 11 milliards d’euros. L’ancien haut fonctionnaire siégeait également au conseil d’administration d’EDF.

La pratique n’est pas nouvelle : Jean-Marie Messier, lui aussi inspecteur des finances, devient conseiller chargé des privatisations au sein du cabinet de Premier ministre Édouard Balladur à la fin des années 1980. Puis associé au sein de la banque d’affaires Lazard, avant de devenir PDG de la Compagnie générale des eaux, transformée en Vivendi. Un parcours similaire à celui de Jean-Charles Naouri, inspecteur des finances devenu associé-gérant chez Rothschild – puis PDG du groupe Casino –, après un passage comme directeur de cabinet de Pierre Bérégovoy de 1982 à 1986, au ministère des Affaires sociales, puis de l’Économie et des Finances, où il a été l’artisan de la déréglementation des marchés financiers et boursiers...

Qui peut mieux conseiller les banques qu’un ancien de Bercy

Si les aller-retours des inspecteurs des finances entre secteurs privé et public ne sont pas nouveaux, le départ vers le privé se fait de plus en plus tôt : à 35 ans, ils sont aujourd’hui nombreux à avoir bouclé leurs valises. Certains quittent même le secteur public au bout de quatre années. Travailler encore à Bercy, sans bonus ni stock-options, à 40 ans, serait-il le signe d’un échec professionnel ?

L’attraction de la finance semble en tout cas irrésistible, et les banques déroulent le tapis rouge. Parmi les plus courtisés, ceux qui au sein du cabinet du ministre de l’Économie ont assuré la supervision de l’Agence des participations de l’État. Celle-ci gère les investissements de l’État français dans des entreprises jugées stratégiques. Un point névralgique, qui permet l’accès à une mine d’informations. Pour les banques, c’est la garantie d’avoir un point d’entrée lors des futures acquisitions, cessions, ouvertures du capital ou privatisations, des grandes entreprises publiques ou celles dont l’État est actionnaire – EDF, GDF, France Télécom, Air France, Renault, Thales…

Pour la banque d’affaires qui saura se positionner sur le marché du conseil auprès de ces entreprises, cela signifie de juteuses commissions, d’où l’intérêt de connaître leurs dirigeants et leurs stratégies… C’est ainsi que Mathieu Pigasse, administrateur civil au ministère de l’Économie et des Finances, puis directeur adjoint au sein du cabinet de Laurent Fabius, s’est vu offrir un pont d’or par la banque Lazard, dont il est aujourd’hui le patron en France. Comme la banque Lazard, Rothschild recrute activement d’anciens membres de cabinets ministériels et hauts fonctionnaires de Bercy – bien utiles pour prodiguer avis et conseils lors de contrats impliquant l’État actionnaire.

Jean-Pierre Jouyet ou François Pérol : des parcours emblématiques

Quelques cas sont emblématiques des possibles conflits d’intérêts qu’engendre cette situation. Citons par exemple Jean-Pierre Jouyet : directeur adjoint du cabinet du Premier ministre Lionel Jospin et secrétaire d’État du gouvernement Fillon, comment a-t-il pu immédiatement après avoir été responsable de la régulation bancaire en tant que directeur du Trésor de 2000 à 2004, devenir dirigeant de la banque Barclays-France en 2005, puis président de l’Autorité des marchés financiers, le gendarme de la bourse ?

Autre cas : François Pérol. Inspecteur des finances, directeur adjoint au cabinet du ministre de l’Économie de 2002 à 2004, il est embauché en 2005 par la banque Rothschild. Il y dispense notamment ses conseils au PDG des Banques populaires, Philippe Dupont. Il perçoit 1,5 à 2 millions d’euros d’honoraires en 2006 par Natixis, filiale de la Banque populaire et de la Caisse d’épargne. Une mission qui va à l’encontre de la décision de la Commission de déontologie (lire l’enquête de Mediapart).

Petits mensonges entre amis

Après cet intermède bancaire, François Pérol devient secrétaire général adjoint de l’Élysée en 2007, au moment de la fusion de la Banque populaire et de la Caisse d’épargne, qui donne naissance au groupe BPCE. Le président Nicolas Sarkozy, très inspiré, demande en février 2009 que la direction de la future BPCE soit confiée… à François Pérol ! Autre « petit détail » : la commission de déontologie n’a pas donné son accord pour ce parachutage. Quelques jours avant la nomination de François Pérol, le secrétaire général de l’Élysée, Claude Guéant, sollicite le président de la commission de déontologie. Et Nicolas Sarkozy affirme avoir reçu la décision favorable de la commission, alors qu’il n’en est rien (Lire « L’affaire Pérol, une plongée dans le système Sarkozy à l’Élysée » [6]).

À la suite d’une plainte de l’association de lutte contre la corruption Anticor, des syndicats CGT et Sud des Caisses d’épargne, au sujet de cette nomination controversée, François Pérol a été mis en examen en février 2014 pour prise illégale d’intérêts par le juge Roger Le Loire. Fin 2014 le Parquet national financier a requis le renvoi de François Pérol devant un tribunal correctionnel, pour « prise illégale d’intérêt ». Il a été relaxé ce 24 septembre, les juges estimant que son rôle de secrétaire général adjoint de l’Élysée consistait seulement à informer le Président de la République, et non à lui distiller conseils et avis. Il n’y a donc pas pour les magistrats « prise illégale d’intérêt » (lire l’article de Libération à ce sujet).
De Namias à Macron : les « Revolving doors » du PS

Le cas de Nicolas Namias est tout aussi révélateur de ces dynamiques de pantouflage. Énarque, il travaille en 2004 au Trésor, et en 2008 à un poste de direction au sein du groupe BPCE. Puis il revient au cœur de l’État et conseille le Premier ministre socialiste Jean-Marc Ayrault, avant de repasser dans le privé : depuis juin 2014, il dirige la stratégie de Natixis, la banque d’affaires du groupe BPCE. Autre parcours, même cheminement, celui d’Emmanuel Macron, inspecteur des finances, parti travailler de 2008 et 2012 au sein de la banque Rothschild, avant de devenir secrétaire général adjoint de l’Élysée, puis d’être nommé par Manuel Valls ministre de l’Économie.

Directrice générale de la Fédération bancaire française, Marie-Anne Barbat-Layani, inspecteur des finances, participe alternativement à des cabinets ministériels de gauche et de droite [7]. Après un passage à la direction du Trésor, comme sous-directrice au bureau « Banques et Financements d’intérêt général », elle assume pendant trois ans la fonction de directrice générale adjointe de la Fédération nationale du Crédit agricole [8].

En Europe aussi, un capitalisme de connivence

Du côté des dirigeants politiques européens, l’appel de la banque est aussi fort : l’ex-chancelier allemand Gerhard Schröder est devenu conseiller de la banque Rothschild en 2006. L’ancien premier ministre britannique Tony Blair a été embauché comme conseiller de l’assureur suisse Zurich Financial Services et de la banque états-unienne JP Morgan. « La solution à nos problèmes n’est pas de pendre vingt banquiers », affirme-t-il [9]... Peter Mandelson, ancien ministre britannique et Commissaire européen au commerce, a été nommé président de la branche internationale de la banque Lazard.

La liste ne s’arrête pas là ! Luc Frieden, ministre des Finances du Luxembourg jusqu’à décembre 2013, est nommé en 2014 vice-président de la Deutsche Bank, la plus grosse banque allemande. Il prodigue ses conseils sur les réglementations européennes et internationales, qu’il a lui-même contribué à mettre en œuvre ! « Ces cinq dernières années, il a représenté le Luxembourg lors du Conseil européen des ministres des Finances (ECOFIN et de l’Eurogroupe) et a participé à la stabilisation de la zone euro et la mise en forme de l’union bancaire européenne », précise la banque. En 2013, Luc Frieden a également présidé le Conseil des gouverneurs du FMI et de la Banque mondiale. Peut-on être recruté par une grande banque privée moins d’un an après avoir quitté un gouvernement ? Et après quinze ans passés au poste de ministre du Budget d’un paradis fiscal ? Aucun problème.

Un autre vice-président de la Deutsche Bank, Caio Koch-Weser, a été ministre-adjoint des Finances en Allemagne, chargé de la finance internationale et des marchés financiers, de 1999 à 2005. Sans oublier Mario Draghi, gouverneur de la Banque centrale d’Italie, qui a pris la tête de la Banque centrale européenne (BCE) en 2011, après avoir été dirigeant [10] de la banque Goldman Sachs, en tant que vice-président international chargé de l’Europe. En 2008, Jacques de Larosière, ancien directeur du Trésor, est choisi pour présider aux travaux sur les banques pour la Commission européenne et rédiger un rapport sur la supervision financière. Il est alors conseiller du président de BNP Paribas, ce qui ne semble visiblement pas déranger les dirigeants européens. Mettre un terme à ces allers-retours incessants et à la capture sociologique de la haute administration, à la capture idéologique des responsables politiques est urgent. Sans quoi il semble totalement vain d’espérer de réelles réformes pour mettre la finance sous contrôle.

Agnès Rousseaux

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