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L’influence, nouvel eldorado du lobbying

mercredi 16 octobre 2024

Les agences d’influence sont de plus en plus nombreuses à intégrer des profils affaires publiques dans leurs équipes et ne jurent plus que par les stratégies « 360 » pour marquer de leur empreinte les décisions publiques. La tendance s’est accélérée depuis la crise sanitaire.

« C’est la seule manière de faire bouger le gouvernement depuis 2017 : la une du Parisien est 25 fois plus efficace que les plans de rendez-vous infinis de nos confrères de Boury », assène un communicant passé par un cabinet ministériel. Ce dernier est en poste dans une agence « 360 », le surnom que donnent les initiés aux agences qui proposent des prestations de communication « corporate », relations presse, communication de crise, communication judiciaire et financière, conseil aux dirigeants et aussi… de relations publiques ou institutionnelles. Dans le jargon, les « 360 » ou « multi-expertises » se distinguent des « pure players » – dont fait partie Boury, Tallon & Associés – qui ne font que des affaires publiques, c’est-à-dire du lobbying.

Le constat ?

Un vieux routier du lobbying dans le secteur agroalimentaire le résume : « Vous allez dans 45 bureaux de l’administration et s’ils ne veulent pas traiter votre problème, ils ne le traitent pas. Mais dès que c’est dans le journal, tout le monde bouge. » Notre ancien conseiller ministériel confirme : « Je l’ai vu en cabinet ; la une du Parisien, c’est l’obligation d’écrire des EDL [éléments de langage, Ndlr] pour le ministre, ça redescend à l’administration et ça la met sous pression. » Le fait n’est pas nouveau, mais une partie de la vingtaine d’interlocuteurs de Contexte le juge particulièrement prégnant depuis l’ère Macron. « Les politiques ne vivent plus que par et pour le buzz », souligne l’un d’entre eux.

« Le PR for PA — c’est-à-dire les relations publiques (public relations) pour les affaires publiques (public affairs) —, c’est une manière de passer outre l’administration. J’ai tellement vu de ministres se faire balader par leurs services… La presse est un contre-pouvoir qui aide le politique à élargir son propre pouvoir », poursuit la source.

Cas d’école

Notre interlocuteur prend pour exemple la mobilisation contre l’article 30 du projet de budget de la Sécurité sociale (PLFSS), au début de l’automne 2022. Le projet du gouvernement, présenté le 26 septembre en Conseil des ministres, comprenait une disposition visant à mettre en place des appels d’offres pour les médicaments génériques remboursés par la Sécurité sociale. « Cette vieille idée budgétaire de la Caisse nationale d’assurance maladie, annoncée à la dernière minute », selon notre source, n’enchante pas les industriels du médicament ni, par ricochet, les pharmaciens. « Le jour même, on a un papier dans Les Échos, puis le brief politique de France Info, Le Figaro…, à la fin de la semaine ils [le gouvernement, Ndlr] sont un peu tendus », décrit-il.

Résultat, la semaine suivante, en clôture des rencontres annuelles du G5 santé – colloque annuel des entreprises françaises du médicament – le ministre chargé de l’Industrie, Roland Lescure, annonce que le gouvernement va déposer un amendement pour que la disposition devienne une simple expérimentation. Une solution qui ne satisfait toujours pas les laboratoires, et « à ce moment-là les pharmaciens entrent dans la danse, mobilisés par les industriels, ils lancent une pétition et déposent un préavis de grève ». Si bien que « le lundi suivant, avant que les affiches ne soient distribuées dans les pharmacies, le gouvernement dépose un amendement qui prévoit finalement une demande de rapport sur le sujet ». C’est la version qui se retrouve dans le texte final du PLFSS.

En parallèle, les parlementaires ont bien été mobilisés dans une stratégie de lobbying « classique », comme en témoignent les 17 amendements déposés à l’Assemblée reprenant au mot près le même argument selon lequel « la perte résultant du référencement, qui n’est couverte par aucune mesure de compensation financière, pourrait s’élever à 50 000 euros par officine, faisant ainsi peser un risque majeur sur la pérennité du réseau officinal, notamment dans les territoires ruraux ». Mais « on n’obtient pas en dix jours le passage d’une généralisation à une expérimentation avec un simple plan de rendez-vous », estime notre communicant. Depuis, le Conseil constitutionnel a censuré cette demande de rapport au motif qu’elle est un cavalier législatif. Échec et mat.

Pour décrire cette stratégie presse, l’ancien conseiller ministériel résume : « Sur les génériques, ce ne sont pas les journalistes qui suivent la santé qui vont faire changer les choses. Il faut proposer un angle approvisionnement pour Le Parisien, un angle souveraineté pour intéresser la presse économique, un angle politicard pour la presse politique (la majorité vent debout contre cette mesure pensée par des technos) ».

Aller-retour entre médias et politiques

« Si on n’existe pas médiatiquement, on n’existe pas. Deux personnes qui font du plaidoyer ou montent un collectif peuvent peser plus qu’une organisation qui représente 500 000 personnes dans un monde politique qui ne vit plus que par et pour le buzz », analyse le délégué général d’une fédération agroalimentaire. Pour sa part, il passe par la presse « quand le cabinet du ministre de l’Économie ne veut pas bouger », dans un aller-retour continuel entre l’opinion et le politique pour obtenir des arbitrages favorables pour son secteur. « Si vous ne pouvez pas leur répondre par presse interposée, vous êtes mort, car à Bercy ils ne veulent pas décaisser les fonds », juge-t-il.

Un autre communicant complète : « Cela ne veut pas dire que la presse a un pouvoir magique, mais le même message porté aux politiques dans la presse et sur les réseaux sociaux mobilise toutes les parties prenantes du dossier. » Des techniques qui viennent de l’activisme et du monde anglo-saxon et qui existent « depuis cinq à dix ans », décrypte ce spécialiste. Il cite en exemple l’Affaire du siècle, une mobilisation citoyenne de plusieurs millions de personnes via une pétition portée par quatre ONG qui ont attaqué l’État devant la justice administrative pour inaction face au changement climatique.

Les réseaux sociaux pour les affaires publiques
« Les réseaux sociaux sont une source de visibilité proactive pour mettre en avant le contenu que vous voulez faire passer. Ça marche pour une stratégie d’alliés », explique Guilhaume Jean, en poste chez Wemean. Pour lui, les réseaux sociaux sont un « outil d’entrée en relation et de réaction [...] qui fonctionne à la condition de créer de la viralité autour du contenu diffusé », complémentaire d’une stratégie presse.

Recherche : profils affaires publiques

Sur la place parisienne, de nombreuses agences de com’ se dotent d’un département affaires publiques ou renforcent leurs équipes existantes avec des profils de lobbyistes. Publicis Consultants a ainsi racheté l’agence pure player Domaines publics en 2018 pour « accélérer la culture [des affaires publiques] et avoir un pôle à part entière » – et s’en sépare début 2023 en déclarant la chose faite. Havas Paris souhaite « mieux industrialiser » en interne la partie législative et réglementaire, « le dernier bout de la chaîne. » Récemment, Coriolink, Gen-G ou encore Bona fidé ont constitué des équipes spécialisées en lobbying.

Mais ces agences proposent surtout des consultants « hybrides », capables de faire de la crise comme des relations presse et des affaires publiques. C’est le cas chez Vae Solis, Taddeo ou encore Apco Worldwide, où les consultants ont chacun des compétences « majeures » et des « mineures », mais ne sont pas répartis dans des pôles formels. « Il y a dix ans je conseillais à quelqu’un qui voulait devenir lobbyiste de faire l’école de droit de Sciences Po. Maintenant, je recommande l’école de communication », résume le représentant d’intérêts d’une profession juridique. De nombreux communicants de cabinets ministériels de l’ère Macron ont d’ailleurs rejoint des agences pour offrir à la fois leurs compétences métier et leur réseau politique.

Relais de croissance

Le lobbying est un relais de croissance pour les agences de com, jugent plusieurs interlocuteurs. « Au moment de l’épidémie de Covid-19, les affaires publiques ont passé plusieurs crans d’identification en interne dans les entreprises et il n’y a pas eu de ressac », analyse un autre communicant passé par un cabinet.

Pour l’une de ses consœurs au même profil, « les affaires publiques, c’est la com d’il y a quelques années, quand les dircom étaient encore isolés dans leur structure ». Depuis, les fonctions de directeurs de la communication et des affaires publiques reviennent souvent à une seule personne. Et « l’influence permet de grappiller sur le budget du marketing », ajoute-t-elle, ce qui augmente la valeur des contrats pour les agences. D’autant que ces contrats d’influence ont tendance à être sur du temps long, quand les contrats de lobbying pur peuvent parfois être ponctuels, sur un amendement ou un texte. Autre avantage souligné par un de ses concurrents : « Certains clients ne sont pas très à l’aise avec l’image du lobbying et quand on propose l’influence comme une manière de valoriser leur marque, ils sont plus allants car on retombe sur quelque chose qu’ils connaissent. »

« De plus en plus de clients demandent une démarche intégrée », explique la communicante précitée. « Une fois qu’on a fait les présentations, les raisons de se voir s’essoufflent vite. Faire de l’influence permet d’anticiper les crises en consolidant l’image de la marque et en faisant la promotion, notamment grâce à la responsabilité sociale et environnementale (RSE). Beaucoup d’acteurs qui n’avaient pas fait ce travail d’influence se sont retrouvés à ne pas savoir qui sont leurs interlocuteurs pour la crise énergétique », ajoute cette communicante.

Effet de mode ou passage obligé ?

« Les boîtes qui ne font pas ça vont mourir », assène un acteur. La remarque fait sourire les pure players, qui font du lobbying depuis des années et regardent avec scepticisme ces communicants qui se mettent aux affaires publiques. « On se demande ce qu’il y a derrière ce mot ronflant d’influence, d’ailleurs je n’observe pas que les résultats de ces agences sur les dossiers sont éclatants. À la fin les affaires publiques, c’est un métier », persifle un acteur historique de la place parisienne.

Son propre cabinet peut aussi faire des relations presse pour certains dossiers – pour un client il a récemment « obtenu » la une du Parisien et l’ouverture des deux journaux télévisés de TF1 et France 2. Mais en général il délègue à d’autres agences ces volets des stratégies. « Je ne souhaite pas internaliser ces compétences », abonde son confrère Marc Teyssier d’Orfeuil, qui dirige Com’Publics. Il relie les relations presse au marketing et au « produit », « un tout autre métier ». « Nous ne sommes pas concurrents, affirme une consœur dans un cabinet 360, j’ai certains clients qui font les déjeuners organisés par Boury et participent aux clubs parlementaires de Com’Publics. »

Quand « 360 » et pure players se retrouvent à travailler ensemble sur des dossiers, cela ne va pas toujours sans frictions. Capucine Fandre, patronne de Séance publique, évoque ainsi le dossier des néonicotinoïdes. Pour son client, la Confédération générale des planteurs de betteraves, « [son] travail était de dire à tout le monde de soutenir le texte du gouvernement » mettant en place une dérogation à l’interdiction d’utiliser ce pesticide pour lutter contre la jaunisse de la betterave. Des rendez-vous parlementaires ont donc été organisés en ce sens. « On a dit qu’il ne fallait pas médiatiser le sujet », se souvient-elle. « L’agence de relations presse avait proposé de faire sortir Xavier Bertrand dans les médias, mais ça allait créer de la polémique alors qu’il fallait l’éviter à tout prix pour ne pas hystériser le débat. » Pour elle, la presse « sert à faire sortir un sujet », en l’occurrence faire connaître au public l’existence d’une maladie des betteraves. Mais elle « préfère la négociation politique, les argumentaires, le travail avec les groupes parlementaires. C’est ça qui est intéressant dans ce métier ».

L’influence, hors du viseur de la HATVP

« Parfois on peut faire une action de lobbying entière sans croiser un seul décideur public », affirme le lobbyiste pour une profession juridique très active dans la défense de ses acquis. Or cela rend caduque une bonne partie de la réglementation de la représentation d’intérêts, dont la Haute Autorité pour la transparence publique (HATVP) est la gardienne. En effet, le lobbying est défini formellement dans la loi comme le fait de prendre l’initiative d’entrer en communication avec un décideur public dans le but d’influencer une décision. Les actions de lobbying de l’année écoulée doivent être déclarées l’an suivant à la HATVP et sont publiées dans son répertoire.

Sur la période 2021, Havas Paris déclarait 5 actions à la HATVP ; Apco, 14 ; Vae Solis, 21 ; Plead, 58… mais dans le même temps, Com’Publics en recensait 97 ; Rivington, 137 ; Séance publique, 151 ; Boury & Tallon, autour de 200 (la période n’est pas la même)… Censé donner à voir « l’empreinte législative » des représentants d’intérêts, le répertoire est aveugle sur les campagnes d’influence 360.

Contexte

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