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L’affaire Boussac cachait l’affaire Dior

jeudi 13 juin 2013

Qui se souvient de l’affaire Boussac ? Que pourrait bien évoquer ce nom dans un sondage de trottoir ? Et d’abord quelle affaire Boussac ? Parle-t-on du prestigieux empire de Monsieur Boussac qui habillait de vichy les stars des années cinquante et déversait les invendus de ses cotonnades sur l’Afrique ? Ou parle-t-on de sa chute par un premier retentissant dépôt de bilan ? Celui dans lequel il laisse sa fortune pour essayer de sauver ses usines. Elles ont été fragilisées par la réduction des débouchés, le changement des formes de distribution, la concurrence de modes et de produits venus d’ailleurs. Ou bien, parle-t-on de l’affaire de la première reprise, en 1976, du groupe ?

MIC-MAC CHEZ BOUSSAC (1981-83)

Extraits du livre « Bulles d’Histoire et autres contes vrais » ( Phénix édition, 2000) et repris sur le site www.ecritures-et-societe.com et sur la page de Calaméo http://fr.calameo.com/accounts/1859285

Ce n’est pas un professionnel du textile et de la confection comme le prétendant Bidermann qui l’a emporté, mais les quatre frères Willot. Ils avaient rencontré, dans le Concorde, Monory, ministre de l’Économie. Celui-ci dit-on, convainquit en leur faveur le président de la République. Sous la mauvaise réputation des « Dalton », des gens sérieux : Jean-Pierre, un financier très ingénieux ; Antoine, un ingénieur - de la même parente ingéniosité - sachant inventer et espionner la concurrence, faisant venir des machines soviétiques et construisant des usines en Algérie ; Régis, un passionné de véhicules qui gère la flotte de camions ; Bernard, un sage qui gère sa grande exploitation agricole et, enfin, une cinquième personne : « la soeur », puissante secrétaire dévouée chez qui passent toutes les informations, tous les fils - y compris ceux des écoutes de tous les collaborateurs. La D.S.T. m’avait d’ailleurs prêté sa « dératisation » lorsque m’étant implanté à Lille, et coexistant dans des bureaux voisins avec les anciennes équipes, j’avais le sentiment que tout ce que je disais au téléphone était connu. L’expédition clandestine et nocturne fut épique et sans grand résultat, ce qui signifie peut être que c’était une légende...ou très bien bricolé.

Au delà de quelques affaires familiales d’origine, dont l’une devient prospère sous le nom de « Peau Douce » pour les couches-culottes et les garnitures féminines ( « nana », vous savez bien), ils avient pris successivement le contrôle du lin français avec la société Agache, puis d’unités de corderie, d’emballage, de ficellerie agricole, couvrant ainsi, par la société Saint-Frères, toute la zone de la Somme, inventant des machines, créant des produits, amassant des moyens. Avec l’ensemble Boussac, ils forment dès lors le premier groupe textile français fondé sur le coton. Leurs filatures, tissages, unités de blanchiment et traitement, teintureries, velours , bacheries, tapis, confections sont réparties dans tout l’hexagone avec de fortes places dans l’Est et dans le Nord. C’est là, à Lille, dans le vieil hôtel bourgeois Agache, le long des terrains vagues qui cernent alors l’ancienne gare, peuplés, la nuit tombée, de silhouettes de Fellini, que siège la holding : la Société Financière et Foncière Agache Willot, la SFFAW. Les droits de vote majoritaires appartiennent aux « quatre frères ». Leur contrôle s’étend sur les grands magasins, en situation, alors, incertaine, de la Belle Jardinière et du Bon Marché, sur une florissante forme de nouveau négoce, Conforama, et sur le prestigieux - quoique coûteux, en dehors des « royalties » que lui rapporte sa marque apposée sur ceintures, parfums, montres ou cravates - diadème de la couronne, Christian Dior.

Réputés conduire un capitalisme d’épiciers, les frères sont en fait des téméraires : d’abord parce qu’ils soutiennent des entreprises en pertes de leur groupe, par des méthodes que les minoritaires réprouvent : en utilisant, pourrait-on dire schématiquement, les moyens de sociétés bénéficiaires au profit de sociétés en difficulté, ce qui leur vaudra quelques grands procès et enrichira la jurisprudence commerciale ; ensuite parce que, mondialistes avant la lettre, ils cèdent à la fascination américaine : ils vont aller perdre beaucoup d’argent aux États-Unis dans une affaire de distribution où ils se heurtent au réseau des vétérans, comme à des coupes de chemises qui ne sont pas les nôtres.

C’est dans le trou d’air du fonds de roulement que le tonnerre trouve sa voie. Au lendemain, en 1981, de l’arrivée de la gauche au pouvoir, ils ont Joxe, comme correspondant à l’Industrie, mais le ministère change de titulaire. La fratrie Willot et la fratrie P.S. sont en réunion à des étages différents dans le même hôtel Bristol, mais la première manque la seconde. Conduit par Maxime Levêque du C.C.F. - qui aurait eu la satisfaction, pour dit-on 147 francs de découvert, de faire exploser une bombe dans les pieds du gouvernement - les banques leur retirent leur confiance. C’est le plus gros dépôt de bilan français depuis Panama, avec, à la clef, un enjeu de près de vingt mille emplois. Les socialistes doivent concilier la mythologie et l’économie. Pour la première, ils ont des tribuns vivant encore d’image d’Épinal. Dreyfus, nouveau ministre de l’industrie dira qu’il faut faire « rendre gorge aux Willot ». Ceux-ci sont l’objet de toutes les poursuites possibles. Des années plus tard, elles n’aboutiront pas. Leur effet immédiat est de rendre les frères Willot totalement allergiques à une entente sincère avec le pouvoir pour sortir le groupe d’affaire. Pour l’économie, les socialistes ont leurs experts et, déjà, leurs banques d’affaires. Une analyse du Crédit national indique que l’ordre de grandeur des effectifs industriels doit passer de 22.OO0 à I2.OOO, tandis que le président arrivant espère sauver l’emploi. Plusieurs études approfondies établissent que dans le climat de faiblesse des industries de main-d’œuvre en ce début de libre-échange mondial, le cœur textile ne peut être sauvé qu’au prix d’une réduction drastique des effectifs par de nombreuses suppressions de sites non rentables.

C’est l’Institut de Développement Industriel - alors dirigé par Dominique de la Martinière, ancien directeur général des impôts et très proche des milieux néo-gaullistes - qui, par lettre de Pierre Mauroy, est chargé de cette chirurgie. Il constitue une société - la Compagnie Boussac Saint-Frères - dans laquelle les banques créancières sont tout juste minoritaires. La CBSF reçoit du tribunal de commerce de Lille, sous le contrôle des autorités de justice et sous la surveillance de deux syndics lillois - Pierre Darrouzet et Michel François - la charge de la location-gérance de l’ensemble industriel. La gestion des sociétés « in bonis » - Dior, Conforama, Bon Marché - et le suivi de la holding sont confiés à un administrateur judiciaire, Albert Chassagnon, siégeant, bien sûr, dans les lieux de ce métier, Avenue Victoria à Paris, et ayant déjà quasi réglé la liquidation de sa voisine « la Belle Jardinière ».

Les parts étant faites à l’idéologie et au diagnostic, il faut maintenant trouver celle de la gestion. La présidence de la société de location-gérance est proposée à plusieurs financiers ou capitaines d’industries connus qui écartent ce calice. Par une très sincère conviction socialiste, celui qui l’accepte est René Mayer, polytechnicien, urbaniste, ancien président de l’Institut Géographique National, persuadé en son âme et conscience que, sur la réputation de la marque Boussac, une politique de modernisation de l’outil et de diversification des produits sauvera les emplois et que le gouvernement le soutiendra. Il y croit tellement que comparaissant au lendemain de sa nomination devant le large comité d’entreprise - soixante deux personnes - de cet ensemble industriel réuni pour l’essentiel en une seule société, il ose publiquement espérer - ayant laissé de côté les diagnostics des économistes - qu’à son départ il y aura plus d’emplois qu’à sa prise de fonction. Au cours de sa première réunion avec les cadres au Holiday Inn de Lille, il se félicite que la vente des draps ait doublé. On perd deux francs pour chaque mètre vendu. Il se séparera vite de Georges Jollès, issu du groupe Bidermann qui, béni par l’I.D.I., devait assurer la direction générale, laquelle me reviendra parce que j’étais resté en « speaking terms » avec tous les partenaires. Il entretiendra des relations de défiance avec le financier dont l’actionnaire le flanque, Christian Haas, joli produit de la technocratie bancaire avec laquelle le président ne trouve pas un langage commun. Il se fait personnellement assister par un homme méticuleux et averti, Michel Croizé, qui connaît bien les milieux des affaires, après avoir notamment été quelques années auparavant président de la fédération des promoteurs immobiliers. Mais René Mayer, trop flanqué aussi d’un ou deux petits gourous de la communication, n’a ni les raisonnements, ni la confiance de la place. Il vient d’une autre culture comme l’illustre cette méprise sur les V.R.D.. Il y en avait quelque cinq cent millions dans les valeurs du groupe, et, parallèlement, beaucoup de biens immobiliers dont on pouvait espérer que les ventes donneraient des liquidités pour reconstruire. Notre président s’étonna un jour devant nous qu’on ait individualisé et valorisé autant les « Voiries et Réseaux Divers » . On lui précisa qu’il s’agissait des « Valeurs Réalisables et Disponibles ».

C’est un homme d’une extrême bonne volonté et d’une grande ténacité. Il multiplie les consultations, les concertations, les séminaires. Certains se tiennent, aux frontières de Sologne et du Gâtinais, dans le somptueux domaine de Mivoisin que l’administrateur a mis en vente. En son cœur les personnels révèrent comme un sanctuaire « la chambre de Monsieur Boussac » . Aux frontières des frondaisons et pièces d’eau d’un immense parc magnifiquement dessiné, l’inspiration du temps cherche entre les élégantes constructions et les écuries cossues à concilier l’espoir de croissance et la rigueur des comptes. Tous les participants, relèvant chacun de différents réseaux d’appartenance et d’intrigues, cherchent des réponses - sur lesquelles ils ne s’accordent guère - aux trois questions qui vont gouverner l’affaire : comment définir la part de continuité préservant le fonds de commerce tout en taillant dans les parties en pertes ; comment trouver les financements pour ce qui peut perdurer et pour payer les coûts des chirurgies ; comment concevoir la sortie de la location-gérance.

Ce triple défi deviendra progressivement ingérable dans un contexte de complexités juridiques et financieres entretenues avec délices par tous les adversaires d’une issue favorable au management en place. Par les frères Willot qui, contradictoirement, souhaitent que le fonds survive, mais pas au profit du gérant. Par des mandataires de justice qui font prévaloir leur propre pouvoir à tel point qu’il faut faire approuver, non sans mal, par trois groupes de signatures - celles des syndics, de l’administrateur et des juges-commissaires - toute décision de fermetures ou de ventes et, plus généralement, tout acte juridique affectant les fonds de commerce. Par « la Place » qui veut la privatisation. Par des fractions, de plus en plus complices, de l’establishment politique. Le tout se déroule sous les feux hostiles de la presse dont celle réputée de gauche. Non seulement Les Échos mènent une campagne permanente de désinformation, mais Le Monde , commençant à se convertir au libéralisme, relaie des offensives de déstabilisation sous des signatures qui s’alimentent à l’évidence chez les ennemis de R. Mayer.

La vie du groupe est prise dans les ciseaux d’un double dialogue avec les partenaires sociaux et avec les pouvoirs publics. Les premiers s’expriment à travers un puissant comité d’entreprise que pilote, avec une probité et avec un réalisme sans pareil, un homme modeste et tenace, Henri Deroo, responsable de la C.F.D.T. . Il y apparaît aussi bien des figures émouvantes de militants dont celle d’une « soeur ouvrière », Catherine, aussi dévouée que soupçonneuse à l’égard du patronat . Tous les syndicats sont prêts à un certain nombre de sacrifices à condition de sauver l’Empire par l’unité du groupe dont ils espèrent l’effet positif de synergies. Les pouvoirs publics ne parlent pas d’une seule voix : les administrations du travail ralentissent les licenciements ; celles des finances exigent de meilleurs comptes, multiplient les audits de suspicion, n’accordent de moyens d’État que s’ils ne peuvent pas faire autrement. Or, après le virage de 1983, ils ont envie de faire autrement : passer le bébé hors du cercle public, ce à quoi les encourage l’IDI qui mène campagne contre le président. En canonnant le capitaine, on ne peut que couler le bateau.

Après que Fabius ait succédé à Dreyfus à l’Industrie, le président de la CBSF sera peu à peu lâché. Or, la compagnie n’a même pas assez de fonds de roulement pour soutenir son chiffre d’affaire. Elle n’a pas de crédit fournisseur : elle doit payer « au cul du camion » : les établissements spécialisés ne veulent pas cautionner l’entreprise. Pensez donc, il s’agit du locataire-gérant d’un fonds considéré comme en perdition et dont les dirigeants subissent les avanies de la place bancaire soigneusement entretenues par les soupçons du Trésor. Ne recevant plus de l’État le minimum de moyens pour gérer les contradictions qu’il nous dicte - la rapidité du redressement dans la protection sociale - allons-nous aller au tribunal de commerce, en portant à la main la petite valise d’un nouveau dépôt de bilan ? Nous préferons une provocation. Objets de défiance, il nous reste, par une antiphrase, à nous exprimer publiquement. Nous publions dans Le Monde un encadré, expliquant notre situation et titré :

« la CBSF a confiance dans ses actionnaires ».

BOUSSAC : LE RAPT (1984)

Si elle nous valut réprimandes et représailles, la provocation paya néanmoins. En deux ans, les concours d’État atteindront le niveau de ce que l’on a appelé « le milliard de Boussac ». Pour quoi faire ? Un tiers a financé le coût social des restructurations - environ 4000 départs, pour 80.000 francs en moyenne par personne. Gérant ultérieurement les affaires sociales de la fusion Usinor/Sacilor, dans le cadre des négociations et mises en œuvre des Conventions de protection Sociale de la Sidérurgie, je pourrai mobiliser de l’ordre de dix fois plus par personne pour accompagner des dizaines de milliers de départs qui se faisaient moitié sous forme de reconversion sans fin, moitié sous forme de préretraites. Le textile a été l’enfant pauvre de nos bouleversements industriels. Un second tiers du « milliard » a été aux investissements indispensables dans les secteurs porteurs. Le troisième tiers a pallié, dans le fonds de roulement, le défaut de crédit fournisseur.

Ces ressources donnèrent ainsi des moyens très tendus d’assurer la continuité de secteurs considérés comme viables et de conduire ailleurs des suppressions d’unités. Nous allions sur les sites à amputer ou à fermer expliquer pourquoi à des assemblées de salariés. Nous passions devant des lignes de maisons dont, sur les pas des portes, les familles nous regardaient. Nous palabrions de longues heures pour présenter nos raisons, nos pansements, nos essais de reconversion. Il est arrivé qu’il faille la nuit pour s’expliquer. Non, nous n’étions pas « retenus » - comme telle ou telle préfecture, parfois, l’a cru avec la maladresse d’envoyer quelques gendarmes voir ce qui se passait. Nous prenions le temps d’expliquer, de répondre, de rassurer, de tuer aussi. Nous avons rencontré plus de résignation que de colère parce que nous n’étions pas regardés comme des patrons ordinaires ; nous avons aussi touché les désespoirs simples et poignants de celles et de ceux chassés à jamais de « la vie humble aux travaux ennuyeux et faciles » qui avait été tout leur horizon, toute leur dignité, toute leur modeste existence partant en lambeaux.

La ligne de frontière entre ce qui pouvait être sauvé et ce qui devait être fermé était souvent révisée par des plans industriels et sociaux successifs. Bien des diagnostics, dans un sens ou un autre, s’avéraient, de fait, fragiles au plan économique et étaient toujours très débattus au plan stratégique : parce que la gestion industrielle perdante, séparée de la holding qui incluait les sociétés florissantes, manquait de facultés d’appuis de toute espèce. C’est non seulement ce besoin de synergies qui menait à la question du contrôle de la holding , mais aussi la recherche d’un dénouement de la location-gérance.

L’issue de l’affaire, en effet, pouvait être recherchée dans plusieurs directions. La première était la liquidation des biens de la SFFAW : une vente par appartements qui eut abouti d’emblée à la disparition des unités en mauvaise santé et à laquelle s’opposaient sentimentalement et vigoureusement le monde syndical et l’équipe de la présidence. La seconde était la recherche d’un concordat. Mais qui pouvait y mener ? Ceux qui pouvaient prétendre à préparer cette bonne sortie, étaient d’abord l’administrateur pour le compte de la SFFAW, en accord de fait avec les frères, ensuite l’IDI, actionnaire majoritaire de la CBSF et, enfin, notre Compagnie elle-même. Les deux premiers travaillaient à l’arrivée - selon leurs préférences - de tel ou tel « repreneur » pouvant se substituer à la CBSF , après que celle-ci ait fait le vilain travail de dégraissage. Pour le management de la location-gérance, c’est la CBSF qui devait préparer un concordat dans la perspective, après une période de soudure en gestion publique, de repasser la main à des acteurs privés.

De toutes façons, l’obtention d’un concordat supposait deux conditions. L’une était d’obtenir un redressement économique que rendaient aléatoires les difficultés des restructurations et la répugnance du président à y procéder. L’autre était, au plan juridique, d’avoir la maîtrise de la holding, la SFFAW. Pour y parvenir, la voie la plus expédiente était aux yeux de tous, sauf de la Justice, de trouver une forme d’entente avec les frères Willot pour qu’ils cèdent leurs parts. Mais à qui ? La préférence pour une cession à un tiers était celle des adversaires de la CBSF. Les responsables de celle-ci cherchaient au contraire à réaliser cette acquisition pour le compte commun de la Compagnie et de l’IDI. Mais, nous n’eûmes ni le soutien de notre actionnaire, ni celui des pouvoirs publics.

Toujours est-il que le chemin du contrôle de la holding passait par les relations avec les Willot. Ceux-ci avaient été traînés en correctionnelle. Toutefois deux d’entr’eux - Jean-Pierre et Antoine - furent , pour des motifs techniques et parce qu’il fallait ménager, dans le but de chercher une entente, des possibilités de négociation, des « conseillers » de la CBSF. Ils jouaient, sans doute, double jeu. Toujours est-il qu’ils étaient très présents auprès du locataire gérant. Les travaux quotidiens, les démarches commerciales, les recherches industrielles se conduisent avec Antoine qui est un bon professionnel. Il lui arrive même de participer à des comités centraux d’entreprise dans un grand hall à Wambrechies. Au cours de l’un d’entr’eux est présentée l’une des versions d’un plan de restructurations et licenciements. Il cherche à les expliquer. Les difficultés lui sont imputées par les syndicats de manière de plus en plus véhémente. L’atmosphère, comme jamais, s’échauffe jusqu’à l’échauffourée, la seule que j’ai vécu chez Boussac. C’est sous ma protection corporelle- parce que mes interlocuteurs sociaux ne voulaient pas me molester - que j’assure sa sortie sous les huées.

Ces étranges relations permettent, en juillet 1983, un accord avec les Willot. En contrepartie de certaines démarches juridiques en leur faveur et d’un rachat pour soixante millions de leurs parts, la CBSF - par l’intermédiaire de sa filiale de reconversion que j’avais créée et présidais, AUFINEC - recevait le contrôle de la S.F.FAW. Nous pouvions donc, en principe, présenter un concordat sur la base de plans industriel et financier qui étaient prêts et qui paraissaient viables. Parallèlement, le président, fasciné par Dior, cherche à obtenir, dès ce stade, l’entrée dans cette société, ce qui irrite partout.

L’accord échouera. L’administrateur provisoire y est foncièrement opposé. Détenant les clefs du transfert des titres séquestrés, il a les moyens d’y faire entrave en droit. Deux esprits opposés, coexistant au sein du pouvoir politique, sont également , l’un et l’autre, hostiles à l’accord passé. A la Chancellerie, l’idéologie de gauche reste attachée à l’idée de poursuite des Willot ; elle s’indigne qu’on ait pu promettre de favoriser un arrangement dans une affaire qui relève, à ses yeux, des tribunaux. Aux Finances, à l’Industrie et à l’IDI, le souffle libéral ne veut manifestement pas d’une reprise par un opérateur public et, surtout pas, le succès de la CBSF, encore moins de son président. Les frères savent que l’idéologie perd du terrain et comprennent vite qu’ils pourront obtenir mieux du souffle libéral. Ils engagent divers contentieux lourds à l’égard du contrat de location-gérance et de ses actes d’application. Ces procès ont l’effet de retarder la mise en œuvre des accords et permettent aux frères de jouer la montre. D’ailleurs, par divers motifs, ils mettront même en cause la validité de leurs signatures données aux accords de juillet 1983. Nous engageons, avec d’excellents dossiers et avec le pugnace cabinet d’avocats Vaisse-Beauvisage, toutes les procédures nécessaires devant bien des instances, cours et parquets dont celui très encourageant de Douai. Mais, c’est une épuisante ambiance de guérilla juridique. Pour en sortir victorieux, il faut, il faudrait du temps.

Or, le temps est compté. Sur le plan économique interne, malgré les analyses industrielles et les plans de licenciements, le redressement tarde et chaque trimestre réserve ses mauvaises surprises. La plus étonnante fut celle de voir le profitable département de l’hygiène, pilotée par un manager du clan Willot, perdre, à un moment critique, à son tour, de l’argent. Notre contrôleur de gestion réédite, semaine après semaine, des tableaux inquiétants. Dans le tarissement du cash flow et dans les angoisses de trésorerie au jour le jour, toujours sans crédit-fournisseur, la CBSF dépend d’un goutte à goutte public pour couvrir ses besoins de ressources.

Sur le plan politique, une mission Plescoff de préconisations, des audits télecommandés par les finances dont les analyses sectorielles, qu’elles soient optimistes ou pessimistes, sont souvent démenties par les faits, des travaux aux résultats contradictoires selon leurs auteurs, le recours par la présidence à des cabinets de communication, loin de contribuer, ensemble, à l’éclaircissement de la situation créent une bulle de points de vue d’où ressort avant tout une ambiance d’indémêlable imbroglio. C’est elle qui portera le plus grand tort.

Sur le plan de la stratégie, nous continuons - pour bien établir que, même les contentieux gagnés, l’objectif n’est pas de garder Boussac dans un giron public - à rechercher le partenaire privé avec qui construire l’avenir. Nous voyons tous les possibles - Tapie, la Redoute, la Lainière, Lazard, etc. - en expliquant inlassablement à chacun les données, les difficultés et les chances de l’affaire.

Un soir de fin novembre, sur l’autoroute battue de neige fondue entre Lille et le pays des terrils, sur cette autoroute que je sillonnais tant pour aller du siège de Lille à celui de Paris, des sites en restructuration aux réunions interministérielles - où il fallait chaque fois recommencer à expliquer à des conseillers inspirés par une nouvelle idéologie ce qu’étaient l’affaire et l’enjeu Boussac - j’ai reçu un coup de téléphone de Matignon. Directeur général de la CBSF d’une part, président d’autre part de la filiale AUFINEC qui était au centre du montage de l’accord de 1983 avec les Willot, signataire enfin des divers contentieux auxquels nous étions contraints pour vider l’affaire, j’étais incontournable. J’ai reçu l’ordre de passer d’urgence rue de Varenne signer tous les désistements nécessaires pour que l’accord qui venait d’être scellé entre les Willot et Bernard Arnault puisse être mis en œuvre.

Matignon avait recueilli et transformé les fruits de nos propres explorations. Le Premier Ministre, Laurent Fabius, par sa conseillère Hélène Ploix, en liaison avec l’IDI, imposait une solution. C’était le transfert de la responsabilité de l’affaire au groupe Férinel. Elle impliquait l’abandon des efforts, des chantiers et des contentieux en cours. Le conseiller industriel de l’Élysée, Alain Boublil, directeur de conscience de René Mayer s’était rallié et, donc, notre président également. Je ne pouvais être la pierre d’achoppement. En dehors d’un soutien syndical qui ne pouvait plus l’emporter, j’étais seul. J’ai signé ce qu’on me demandait de signer.

Je venais tout juste de présenter le dossier chez Lazard - mais je ne devais pas avoir le monopole de cette démarche - qui soutenait Bernard Arnault. L’essentiel, toutefois, se serait passé à l’église de Marcq en Bareuil. On m’a raconté qu’un certain temps avant, à la messe, s’étaient rencontrées l’épouse d’Antoine Willot et sa cousine, la mère de Bernard Arnault. La première aurait dit à la seconde :

« Notre affaire, dites-voir, ça n’intéresserait pas votre fils qui est aux Etats-Unis ? ».

La solution avait donc été de jeter l’éponge, d’abord par lassitude devant une inextricable situation, compte tenu aussi de la défiance envers la CBSF, entretenue par une campagne d’intoxication, enfin à raison de la volonté, sans attendre les dénouements contentieux, d’en finir avec cette affaire héritée de 1981. Ce n’était même pas pour épargner l’argent public, car il en fallut. Il a, en effet, résulté de l’accord entre Bernard Arnault et les Willot que chacun des frères a reçu cent millions de francs, soit - à comparer aux soixante précédemment négociés par nos soins comme prix de leurs parts - quatre cents millions au total. Aucun « Monsieur Propre » n’ayant exprimé les mêmes scrupules qu’à l’égard de notre accord de juillet 1983, il fallait donc dégager la même contrepartie publique pour le repreneur afin qu’il désintéresse les frères. Les justifications en furent trouvées dans les avances reçues et dans les pertes réalisées par la CBSF et, plus encore, imputées à celle-ci à l’occasion d’un très discutable retraitement des comptes de la société. Le responsable du dossier au Trésor, organisateur du montage, devint, dans la foulée, le directeur financier d’Arnault, puis directeur général de sa future holding. C’est l’Europe qui a remis, en sens contraire, les pendules à l’heure, en exigeant du nouveau groupe le remboursement d’aides publiques qui, plus tard, furent jugées indues au regard des règles communautaires de la concurrence et purent être honorées par le repreneur étant venu à bonne fortune.

Les responsables arrivants eurent, en effet, d’emblée la confiance de la place, l’accès au crédit fournisseur, l’entrée en jouissance des sociétés « in bonis » Alors que l’establishment s’était toujours opposé, sous la présidence de René Mayer à des rapprochements avec celles-ci, la réunification du groupe fit bénéficier les nouveaux propriétaires d’un bel effet « montgolfière ». Ce fut, pour cent millions d’apports propres, le rapt de Boussac et surtout de ses satellites. Dior donne le premier moyen d’envol à la florissante carrière de l’acquéreur dans l’industrie du luxe. Un concordat très favorable sera vite conclu, dans des termes comparables à ceux que nous avions préparés, la transmission des dossiers établis ayant été assurée par le secrétaire général. Il est vrai que ce condisciple, présent de longue date dans le groupe, était comme les chats auxquels il ressemble : à ses maîtres successifs, il préferait la maison, comme il aimait sa résidence bourgeoise dans une verte banlieue de Lille. Plus que l’alliance industrielle, présentée comme une garantie, avec Charlier ( alors que ce patron de DMC n’opère guère dans le coton), tous les travaux existants, ainsi remis aux repreneurs pressentis, leur furent bien utiles. Le plan industriel présenté à Matignon par B. Arnault, et sur lequel il s’était engagé, n’était rien d’autre que la photocopie du mien. Mais le plan du raider eut un destin plus facile : il ne fut pas mis en œuvre.

Peu à peu, l’Empire Boussac sera vendu par morceaux. Une étude du cabinet SYNDEX, mandaté par le comité central d’entreprise, établit clairement la perfection de l’opération financière. Si Boussac, « ce fleuron industriel en pleine déconfiture shooté à la subvention publique, sous l’oeil noir de Bruxelles » - comme l’écrit en 200O un thuriféraire de B. Arnault - a pu intéresser tant de candidats - dont le gagnant soutenu par David-Weil et Bernheim, c’est bien qu’il offrait matière à profit. Il était déjà partiellement redressé pour être négociable. Il pouvait apporter, par la réintégration des satellites - ce qu’on refusait à notre gestion- les garanties qu’attendait la Place. Il comportait, dans les graviers des usines et dans les sables aurifères des magasins, la « pépite » de Dior que tous convoitaient.

Naturellement, je démissionnai. Non sans avoir présenté la totalité du dossier aux heureux repreneurs, y compris certains pièges qu’il comportait de tentations de cessions à des candidats ni viables, ni recommandables. Une campagne de presse ultérieure chercha néanmoins à faire porter aux équipes précédentes - dont la compétence était mise en cause - la responsabilité de problèmes que les nouvelles rencontrèrent. Elle parvinrent à trouver un bouc émissaire que presque tous ceux qu’il avait servi - parmi les politiques et dans les affaires - abandonnèrent à la justice. Pour ma part, dans la nécessité de me protéger contre des risques pénaux, je dus contrer publiquement l’attaque, en étant dans la situation inconfortable de sortir de ma réserve, alors que je connaissais à nouveau du dossier en étant devenu, entre temps, délégué à l’Emploi.

En effet, dès après mon départ de Boussac, Michel Delebarre m’avait appelé à travailler à d’autres choses avec lui, ce que je fis, avec cœur, une courte année pour lutter contre l’exclusion des jeunes déshérités, puis ensuite à la Délégation. C’était le seul homme - sans soute parce qu’il était sérieux , parce qu’il était en charge de l’emploi, parce qu’il était du Nord, peut-être aussi parce que j’avais pu l’informer, à Lille, samedi après samedi - ayant compris, pas à pas, ce qui s’était passé.

Pour l’information des autres, ceux qui n’auraient que les dossiers de presse du temps, Michel Croizé et moi-même, avons déposé à la fondation des Sciences Politiques l’ensemble de nos archives. Elles sont à la disposition de ceux qui chercheraient à comprendre le poids des affrontements politiques bi-polaires dans une histoire industrielle, la part des comptes, celle du droit et celle des intrigues, surtout, par quels chemins on fit le contraire de ce qui avait été annoncé.

Mais nous connaissons la réponse :

« c’était incontournable et ça n’intéresse plus personne ».

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