Est-ce le fait d’avoir vu la Terre depuis l’espace ? Ou d’avoir passé toute une journée avec un chapeau de cowboy sur la tête ? Au retour du premier vol touristique de sa compagnie Blue Origin, Jeff Bezos semblait en tout cas déborder de confiance en ses idées. Le vol lui a permis de mesurer la fragilité de la Terre, assure-t-il à NBC News : « Nous vivons sur cette magnifique planète. Vous ne pouvez pas imaginez à quel point l’atmosphère est fine, vue de l’espace. Comme nous vivons dedans, elle nous semble si vaste que cela nous semble anodin de l’abimer. »
Cette illumination divine a incité le fondateur d’Amazon à réfléchir à la crise climatique. Et il semble persuadé d’avoir mis le doigt sur la solution : « Nous devons déplacer toutes les industries lourdes, toutes les industries polluantes dans l’espace. » Un projet complètement idiot, il faut bien le dire. Il suffit de regarder les domaines qui émettent des gaz à effet de serre pour le comprendre très vite.
Dans beaucoup de pays, un des secteurs qui pose le plus de problème, c’est celui des transports. En France, par exemple, il est responsable de 31 % de nos émissions territoriales. Pour les réduire, il faudra diminuer au maximum les déplacements individuels, construire des modes de transports peu ou pas émetteurs (camions et voitures électriques, etc) et les alimenter avec des énergies aussi verte que possible. Même si l’on avait la capacité de bâtir et faire tourner des usines de fabrication de voitures ou des centrales d’énergie, les localiser dans l’espace n’aurait aucun sens.
L’agriculture est un autre domaine qui dégage beaucoup d’émissions de gaz à effet de serre, notamment à cause des élevages — en rotant et pétant, les vaches par exemple émettent beaucoup de méthane, qui est un gaz à effet de serre 80 fois plus puissant que le dioxyde de carbone. Les technologies spatiales ne nous seront cependant d’aucune aide pour réduire les émissions de ce secteur : cela passera nécessairement par une modification de notre alimentation.
Le bâtiment se trouve souvent aussi dans le « top 3 » des secteurs les plus émetteurs de carbone des pays. En France par exemple, il représente 19 % de nos émissions territoriales. Mais là encore on voit mal ce que l’espace viendrait faire dans l’histoire. Les actions à entreprendre sont la mise en place de normes et d’aides afin que les logements neufs soient très bien isolés et que les anciens soient rénovés. Des bâtiments avec une bonne isolation énergétique ont besoin en effet de 4 à 6 fois moins d’énergie pour se chauffer. Délocaliser des usines de ciment, de béton ou d’autres matériaux dans l’espace n’aurait aucun sens : le coût de transport serait extravagant.
Un calendrier absurde
Le plus gênant cependant dans cette histoire, c’est que Jeff Bezos met en avant une « solution » dont il reconnaît lui même qu’elle ne serait pas réalisable avant « des dizaines d’années », comme si on avait ce laps de temps pour résoudre la crise climatique.
Nous ne disposons, hélas, que d’une période de temps très courte pour opérer une transition énergétique totale. Pour maintenir le réchauffement climatique entre 1,5°C et 2°C (un niveau de réchauffement qui posera déjà pas mal de problèmes), il est impératif d’atteindre le zéro carbone en 2050. Cela implique de ne quasiment plus émettre de gaz à effet de serre et de compenser la petite portion qui n’a pu être éliminée (avec de la reforestation par exemple).
Cet objectif peut sembler excessif mais il ne l’est pas. Le dioxyde de carbone restant très longtemps dans l’atmosphère, il s’accumule comme de l’eau dans une baignoire. Or la baignoire est quasi pleine : la concentration de CO2 présente à l’heure actuelle dans l’atmosphère va déjà engendrer un réchauffement problématique. Tout ce que nous ajoutons ne fera que l’aggraver jusqu’à ce que l’on atteigne des seuils réellement périlleux.
Détourner l’attention des solutions réelles
Jeff Bezos a heureusement aussi entrepris des actions bien plus intéressantes dans le domaine environnemental (après avoir été pas mal mis sous pression par ses employés et le public à ce sujet). Il a notamment versé une somme conséquente (10 milliards de dollars) dans un fond de lutte contre le changement climatique.
Ses sorties spectaculaires sur les industries polluantes que l’on pourraient soi-disant délocaliser dans l’espace tombent cependant au plus mal, car elles détournent l’attention des actions qu’il faut prendre en ce moment. Et ce n’est vraiment pas le moment, car les choses avancent déjà bien trop lentement. Les pays du monde entier ont dû débloquer des sommes phénoménales (16 000 milliards de dollars) pour aider leurs économies à faire face à la crise du Covid-19. Cela représentait une occasion unique d’orienter celles-ci vers l’horizon zéro carbone. Hélas, une publication du 21 juillet de l’Agence internationale de l’Energie révèle que seul 2 % de cet argent à été consacré aux énergie propres. L’AIE et le Fond Monétaire International avaient recommandé des investissement trois fois supérieurs à ce chiffre.