Aris Roubos, journaliste, chercheur associé au GRIP
Andrei Kozyrev, ancien ministre russe des Affaires étrangères (1992-1996)
(Articles publié dans La Libre Belgique du 14/06/2001)
Dans cette controverse, il est généralement de bon ton de fustiger l’esprit revanchard d’une branche active de... l’establishment américain. Mais face à la perte potentielle de marchés, en particulier sur la scène asiatique, que risque de susciter le déploiement de ce bouclier antimissiles, en faisant désormais de la Chine un compétiteur stratégique, l’idéologie ne pèse pas lourd. En réalité elle n’est - à l’instar de la stratégie militaire - qu’un élément parmi un faisceau d’intérêts convergents. Quel serait donc le facteur décisif, ultime ? Mais voyons... It’s Business, As Usual !
En premier lieu, le déploiement d’un système antimissiles augure d’un véritable pactole pour les entreprises des secteurs défense-aérospatial. L’architecture limitée (la National Missile Defense ou NMD) envisagée par Bill Clinton avait été évaluée à 60 milliards de dollars. A présent, toutes les estimations dépassent largement la barre des 100 milliards de dollars, alors même que les composantes spatiales d’un futur parapluie ne sont ni définies, ni chiffrées.
Toutefois, les effets escomptés par une relance des commandes militaires ne sont qu’une facette de la nouvelle politique économique américaine. La motivation centrale de cette intervention publique se situe dans la perspective de retombées technologiques pour les marchés civils, au départ de la recherche-développement spécifique aux systèmes antimissiles. George W.Bush lui-même déclarait que les Etats-Unis devaient développer de nouvelles technologies qui soutiendront une nouvelle stratégie. Dans ce contexte, son projet encore flou d’un bouclier antimissiles de portée globale se voit attribuer le statut d’une véritable locomotive. A l’arrivée : le maintien de la suprématie américaine dans les technologies spatiales, et par là même la perspective d’une nouvelle révolution de la société de l’information. Cette dernière, véritable épine dorsale de la nouvelle économie, bat de l’aile depuis plus d’un an.
Une solution : de nouvelles offres commerciales. Il s’agit en particulier de ces constellations de satellites qui sont perçues comme les plaques tournantes d’un futur réseau global sans couture. Mais voilà, les technologies spatiales (les lanceurs, les satellites...) sont encore trop coûteuses. Aujourd’hui, à quelque 9.000 dollars le kilo de satellite lancé en orbite basse, la diffusion par l’espace de produits d’information et de communication ne parvient pas à... décoller. Les déboires des opérateurs présents, par exemple, sur le marché futur du GSM de 3e génération sont là pour nous rappeler que le développement de nouveaux produits, dans le cadre de la société de l’information, est à situer dans une perspective du moyen terme, dans le meilleur des cas. Les coûts élevés et les faiblesses technologiques ont surtout pour effet de refroidir les marchés financiers.
Dès lors, s’impose à nouveau le recours à la providence. Mais c’est bien sûr : l’Etat bâtisseur d’infrastructures ! Un léger inconvénient toutefois : les règles édictées au sein de l’Organisation mondiale du commerce et les protestations attendues pour concurrence déloyale. Concernant précisément le secteur stratégique de l’aérospatial, la controverse euro-américaine est importante. En revanche, l’OMC reconnaît le secteur défense comme étant exclusivement de la compétence des Etats-nations.
Il faut le savoir. Le développement de technologies devant permettre le déploiement d’un bouclier antimissiles profite également aux industries présentes dans les secteurs des lanceurs spatiaux, des satellites, des télécommunications... Le perfectionnement des technologies de propulsion ainsi que le processus de miniaturisation des satellites contribuent en effet à réduire le coût au kilo de satellite lancé sur orbite. En finale, l’effet escompté est la compression des coûts liés aux produits de diffusion par satellite qui, tout en étant de qualité supérieure, deviendraient abordables pour un nombre toujours plus grand de consommateurs.
Cette nouvelle politique économique précipite une remilitarisation de l’économie américaine. Au centre d’une nouvelle relance des commandes militaires américaines, lesquelles devraient par ailleurs assurer la transition vers une reprise de la demande dans les secteurs défense-aérospatial, en même temps que dans ceux, civils, de la société de l’information, le bouclier antimissiles devrait à terme contribuer à renforcer la compétitivité des entreprises américaines - présentes sur les marchés des lanceurs, des satellites, des télécommunications, des technologies de l’information - au détriment notamment des firmes européennes et japonaises. L’option qui semble dès lors retenue par les dirigeants européens, et ceci afin de ne pas approfondir le fossé technologique entre les deux rives de l’Atlantique, nous dit-on, consiste à être partie prenante de ce nouveau cadre stratégique américain.
La question reste posée. A qui sert le bouclier antimissiles ? Ne faudrait-il pas, comme au basket-ball, demander un temps mort et s’interroger sur le fondement réel des nouvelles technologies, en tout cas telles qu’on se les voit imposer ? À défaut, les forces du marché, livrées à elles-mêmes, risquent bien d’entraîner la planète vers sa destruction totale...
Andrei Kozyrev, ancien ministre russe des Affaires étrangères (1992-1996)
Exit la Guerre froide. Il est temps de subordonner la politique étrangère de la Russie à ses intérêts économiques. Acceptons le NMD. Les industries russes doivent y participer
Nous avons vécu comme des porcs durant un demi-siècle, pourquoi ne pas encore garder ce style de vie durant les 50 prochaines années ? Voilà à quoi vont aboutir les défenseurs du traité ABM (Anti Balistic Missiles) de 1972 lorsqu’ils rejettent toute possibilité de mettre en place des systèmes de défense antimissiles (NMD). Mais en neutralisant ainsi le développement de tels systèmes, les défenseurs du traité ABM créent une situation où des citoyens innocents et pacifiques, en Russie, aux Etats-Unis et dans d’autres pays, se retrouvent les otages permanents du chantage nucléaire.
La logique du ABM à tout prix permettait de garantir la paix durant la folie de la guerre froide, mais ne pouvait certainement pas empêcher une accélération de la course aux armements. En effet, les premières réductions stratégiques d’armements nucléaires ne furent acceptées que deux décennies plus tard avec le traité START-2 de 1993, une période durant laquelle, les relations entre Moscou et Washington étaient devenues plus raisonnables et réalistes. Bien que le traité START-2 ait confirmé l’importance du traité ABM, il impliquait aussi que de nouvelles étapes plus radicales soient poursuivies vers le désarmement. Malheureusement, cela ne s’est pas passé. Il fallut à Moscou huit ans pour ratifier START-2. Entre-temps, de nouvelles menaces étaient apparues.
Aujourd’hui, le chantage nucléaire n’est plus le monopole des super-puissances. Certains pays et groupes terroristes ont emboîté le pas de cette forme de politique. Et la Russie se retrouve aussi vulnérable que d’autres face à un tel chantage. Supporter le traité ABM et l’élimination de tous les missiles de défenses n’est utile pour personne.
Malgré ça, la Russie s’oppose automatiquement au changement. Pourquoi ? Quand les Russes cesseront-ils d’être obsédés par les Etats-Unis ? Le complexe d’infériorité de la Russie reflète seulement sa faiblesse, pas sa force. Avec ses gigantesques ressources financières, économiques et technologiques, les Etats-Unis peuvent être un partenaire exceptionnel pour la Russie aussi bien qu’un ennemi. C’est vers ce partenariat positif que la Russie doit tendre.
Chacun sait par exemple, combien il fut difficile pour la Russie durant la dernière décennie de maintenir son image de puissance aérospatiale. Aujourd’hui, grâce à la coopération américaine, la Russie peut se permettre de faire des choses dans l’espace qui semblait seulement impossible hier. Des touristes s’envolent dans l’espace. Le Russe y va gratuitement ; l’Américain paye son ticket 20 millions de dollars. Aussi étrange qu’apparaissait le tourisme spatial voici deux mois, ce qui semble être aujourd’hui un conte de fées - la coopération avec l’Amérique pour développer des systèmes de prévention contre le terrorisme nucléaire - peut devenir demain une réalité si la Russie agit dans ses propres intérêts.
Ses intérêts sont clairs comme du cristal. Aujourd’hui, les généraux pakistanais, connus pour leur soutien aux Taliban, possèdent des bombes atomiques. Demain, des généraux iraniens pourront acquérir des armes atomiques. La Corée du Nord les assiste déjà en armement. La Russie est aussi menacée que d’autres. Il est donc dans l’intérêt national de la Russie - dans l’intérêt de son intégrité territoriale, du développement de son complexe militaro-industriel, et de la fin de la fuite de ses meilleurs cerveaux vers l’Ouest - de trouver le moyen de participer à ce projet américain qui marquera le siècle - la défense nationale antimissiles (NMD).
Mais si nous voulons être partenaires dans le développement de systèmes de défense modernes, nous devons négocier en toute bonne foi. La porte au partenariat est ouverte. La Russie ne peut pas se permettre de la fermer. Dans sa première évocation du traité ABM, le président Bush a relevé qu’il était crucial pour les Etats-Unis de coopérer avec la Russie. Evidemment, nous devons être sûrs que le Président Bush pense ce qu’il dit. Mais il est temps pour les deux côtés de dépasser le militantisme de la guerre froide. Les reliefs du passé - conspiration, méfiance, chasses aux espions et embargos - doivent être envoyés aux oubliettes. La diplomatie américano-russe peut créer soit des difficultés qui coûteraient cher aux deux pays soit les conditions dans lesquelles les industries russes joueront un rôle de premier plan international.
Plutôt que de s’engager dans l’amertume et la psychose de l’espionnage, il est temps pour la Russie de trouver sa place sous le soleil capitaliste. La compétition entre les industries russes et le monde des affaires pour obtenir des contrats aurait dû commencer hier. Les Européens et les Chinois qui s’opposent à la défense antimissiles, le font de manière très mesurée, gardant toutes les options ouvertes (avec l’espoir de gros contrats attachés à leur possible participation) et en se cachant derrière le fait que la Russie défend le traité ABM.
Pour éviter la confrontation avec les Etats-Unis, la Russie devrait appeler à la création d’un comité international spécial pour prendre des mesures concernant les questions ABM, comité qui devrait être responsable de la coopération internationale en matière de défense antimissiles. Il ne devrait pas être confiné aux seuls aspects politiques, diplomatiques et militaires, mais devrait prendre en compte les aspects économiques. Cela donnera à la Russie une opportunité unique d’entrer dans l’arène du business international en fournissant certaines des technologies concernées, plutôt que du vieux matériel habituel. C’est important pour nous de mobiliser les lobbyings privés et publics - aussi bien à Washington et dans d’autres pays - pour la participation de la Russie dans le projet.
Quand les présidents Poutine et Bush se rencontreront en Slovénie ce 16 juin, le traité ABM sera à l’agenda. Ce sommet marquera la réalisation du souhait du président Poutine de subordonner la politique étrangère de la Russie à ses intérêts économiques. C’est le pragmatisme - et non de vieux stéréotypes dépassés - qui devrait former le cœur de la diplomatie russo-américaine.