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Pourquoi les conflits d’intérêt au sommet de l’Etat sont une spécialité française

jeudi 25 mai 2023

Quels que soient les faits imputables ou non à Alexis Kohler, le secrétaire général de l’Elysée visé par l’ouverture d’une enquête du parquet national financier pour ses liens familiaux avec l’armateur italo-suisse MSC dont l’Etat a envisagé de le faire rentrer au capital des chantiers navals de Saint-Nazaire, la consanguinité des élites est la source de multiples dysfonctionnements mettant en cause l’impartialité de la puissance publique.

Alexis Kohler, secrétaire général de l’Elysée est visé par une plainte d’Anticor pour « prise illégale d’intérêts » et « trafic d’influence », en raison de ses liens privés avec l’armateur italo-suisse MSC. Le parquet national financer (PNF) a annoncé l’ouverture d’une enquête. Comment a-t-il pu échapper jusqu’ici à ces révélations ?

Jean-Marc Boyer : Certains médias viennent de soulever la question des liens, notamment familiaux, d’A. Kohler avec MSC. Auparavant, la commission de déontologie de la fonction publique avait une première fois donné un avis négatif sur son pantouflage à MSC. La 2e fois, cette commission avait accepté, E. Macron se portant garant, et A. Kohler travaillant pour sa campagne.
Ce n’est que quand le Parquet National financier a estimé avoir assez d’éléments pour ouvrir une enquête, suite à la plainte de l’association Anticor, que les médias télévisuels ont rendus visible la question.

Hervé Joly : Cela fait déjà plusieurs semaines que l’affaire était évoquée dans la presse. L’association Anticor a porté plainte seulement la semaine dernière. Le parquet national financier ouvre une enquête quelques jours plus tard. On ne peut pas dire que les choses traînent.

La commission de la déontologie de la fonction publique a une l’occasion de se prononcer déjà à deux reprises sur les demandes successives du haut fonctionnaire Alexis Kohler de rejoindre l’entreprise MSC. En 2014, elle avait prononcée un très rare refus avant même d’examiner son activité au cabinet du ministre de l’Économie et des Finances Pierre Moscovici, un délai de trois ans ne s’étant pas écoulé depuis que, administrateur représentant l’État de la société de construction navale STX, il avait été amené à prendre part à un vote sur un contrat de vente de navires à MSC. En 2016, la commission avait accepté, le délai étant écoulé, et parce que Emmanuel Macron avait attesté que, dans ses fonctions de directeur de cabinet au ministère de l’Économie, il n’avait pas eu à connaître de sujets se rapportant à cette entreprise. On peut s’étonner de cette jurisprudence de la commission qui permet à un ancien ministre de couvrir ainsi son ancien collaborateur, sans qu’elle mène une enquête plus approfondie. Elle aurait au moins dû, comme le fait souvent, assortir son autorisation d’une réserve interdisant à Alexis Kohler d’entrer en contact, dans ses nouvelles fonctions, avec l’État français. Ca lui aurait été évité de venir quelques mois plus tard à Bercy quelques mois devant ses anciens collègues plaider la cause de MSC. Mais on peut craindre que c’est justement pour ce carnet d’adresses qu’il a été embauché…

Il est également probable que la commission de la déontologie n’a pas eu connaissance des liens familiaux d’Alexis Kohler, il est vrai un peu éloignés, avec les dirigeants de MSC.

Autre problème, il n’est pas prévu que, en sens inverse, lorsque un ancien fonctionnaire en disponibilité dans une entreprise, revient travailler au service de l’État, comme l’a fait Alexis Kohler en mai 2017 en devenant secrétaire général de l’Élysée, la commission soit saisie. Il est vrai qu’il aurait fallu que la commission se prononce dans l’urgence, cette nomination ayant été la première décidée par le nouveau chef de l’État.

Mais, même si c’est un peu tard, l’affaire sort et le parquet national financier va enquêter. On ne peut pas parler d’impunité.

Emmanuel Macron a fait adopter parmi les premiers textes de loi de son quinquennat le projet de loi sur la transparence et la moralisation de la vie politique. Quelles sont les dispositions de ce texte concernant les conflits d’intérêts et le pantouflage des énarques ? Plus largement, existe-t-il une législation permettant réellement d’encadrer les conflits d’intérêt ?

Jean-Marc Boyer : Les lois de moralisation se succèdent, mais visent plus les parlementaires (non cumul des mandats) que les hauts fonctionnaires. La dernière loi en date a été suivie par la démission de son initiateur, F. Bayrou, de ses collègues ministres du Modem, et de celle de R. Ferrand.
Des textes et des structures existent : Haute Autorité pour la Transparence de la Vie Publique pour les conflits d’intérêts des responsables publics, et Commission de déontologie de la fonction publique pour les pantouflages. La question est de s’assurer qu’entre les demandeurs et ceux qui autorisent ou couvrent, il n’y a pas d’isogamie.

Hervé Joly : La loi qu’a fait adopter Emmanuel Macron ne vise pas les hauts fonctionnaires, mais les élus et les ministres, ainsi que leurs collaborateurs de cabinet, sous le seul angle de l’interdiction des liens familiaux avec eux, à la suite de l’affaire Pénélope. La question du pantouflage des hauts fonctionnaires a été traitée par d’autres textes ces dernières années, la dernière fois par une loi adoptée sous le quinquennat Hollande, la loi du 20 avril 2016 relative à la déontologie et aux droits et obligations des fonctionnaires. Il existe maintenant un contrôle des pantouflages qui n’existait pas avant la création de cette commission il y a une vingtaine d’années. L’exemple d’Alexis Kohler montre qu’il faudrait peut-être aller plus loin, donner plus de moyens d’investigation à cette commission, rendre aussi ses décisions individuelles publiques. Mais le risque serait de rendre en pratique tout pantouflage impossible pour des fonctionnaires ayant exercé des responsabilités importantes. Est-ce souhaitable ? L’administration n’a pas toujours, avec les alternances, les moyens de reclasser tous ses anciens hauts responsables de manière satisfaisante. Que certains s’en aillent voir ailleurs peut être une bonne chose. À condition que les entreprises les recrutent pour leurs compétences intrinsèques, et pas seulement pour leurs entrées dans les ministères. Le problème est qu’il est difficile de faire la part des deux, les entrées faisant à l’évidence partie des compétences… Par ailleurs, de brillants sujets pourraient être détournés de l’administration s’ils savent qu’ils auront du mal à en sortir. On voit déjà que les jeunes inspecteurs des Finances quittent ces dernières années l’administration dès la fin de leur formation, avant même de prendre des responsabilités quelconques au ministère de l’Économie et des Finances, peut-être parce qu’ils craignent que celles-ci limitent ensuite leurs opportunités de carrière dans des entreprises.

De même, il peut paraître souhaitable que les administrations et cabinets fassent appel à des responsables ayant eu une expérience du secteur privé. Le risque est que ces retours temporaires au service de l’État, qui impliquent des sacrifices financiers, ne soient pour les intéressés, comme on l’a vu pour François Pérol ou Stéphane Richard, que des tremplins vers un retour au premier plan dans le secteur privé, et que cette préoccupation les anime pendant l’exercice de leurs responsabilités publiques.

Le contexte économique actuel favorise-t-il une augmentation des conflits d’intérêts et des passerelles entre le public et le privé ?

Jean-Marc Boyer : Des échanges entre public et privé peuvent être bénéfiques, s’ils ne génèrent pas de conflits d’intérêts. Certains membres du gouvernement ont une expérience utile du privé ou du parapublic, mais le risque est d’être régulateur de dossiers où l’on a été partie prenante. En sens inverse, les parachutages de hauts fonctionnaires se poursuivent (CDC, AFP, Radio France,…), et ils accélèrent en fin de quinquennats.

Hervé Joly : Le contexte actuel ne favorise pas particulièrement une augmentation des conflits d’intérêt et des passerelles qui existent dans l’administration française depuis au moins deux siècles. En revanche, la sensibilité de l’opinion publique à ces questions est devenue beaucoup plus forte. L’extraordinaire transparence que favorise l’abondance des données disponibles sur le Net rend ces phénomènes beaucoup plus visibles. Les recherches que je mène, ou les enquêtes que mènent des journalistes étaient beaucoup plus difficiles à faire à l’époque du seul papier, quand il fallait éplucher le Journal officiel ou les rapports annuels de sociétés pour trouver éventuellement trace de telles trajectoires. Aujourd’hui, tout le monde met son CV en ligne sur des sites spécialisés, on les repère beaucoup plus vite. Mais on aura beau réglementer toujours plus, il y aura toujours des affaires. On ne peut pas tour prévoir. On a ainsi interdit aux élus de recruter leur conjoint(e) ou leur enfant, pas leur amant(e) ou leur camarade de bac à sable… Le curseur peut toujours aller plus loin. Et s’il n’y avait plus de scandales dans la vie publique, on s’ennuierait…

Le microcosme des élites est une réalité ancrée dans la vie publique française depuis des décennies. Comment ce phénomène a-t-il évolué ces dernières années et quel est le poids des réseaux de hauts fonctionnaires ? L’entre-soi est-il toujours aussi puissant en France ?

Jean-Marc Boyer : Le phénomène semble s’être accentué. Les corps techniques ont décliné comme l’industrie, au profit des corps administratifs, omniprésents dans la haute fonction publique, la politique, les grandes entreprises, etc. Cela s’est accentué avec la dérive des dépenses publiques (+4,8% pour les ministères), contraire aux engagements de campagne. L’entre soi s’est accru avec des lignées de pouvoir sur l’économie, uniquement constituées d’énarques : E. Macron/A. Kohler/E. Philippe/B. Le Maire/O. Renaud-Basso/etc.

Hervé Joly : Les élites sont par définition un microcosme. Même lorsque l’on assiste à un exceptionnel coup de balai politique comme celui qu’a connu la France l’année dernière avec l’élection d’Emmanuel Macron, on voit que les nouveaux élus d’En Marche ne sortent pour la plupart pas de nulle part et disposaient de ressources personnelles fortes, que les ministres issus de la « société civile » avaient tous exercé des fonctions de premier plan dans leur domaine et que leurs collaborateurs sortent toujours des mêmes corps les plus prestigieux. La situation ne pourrait évoluer que par une remise en cause radicale des privilèges accordés aux anciens élèves de grandes écoles comme l’ENA ou Polytechnique qui amènerait à ce que en gros tous les diplômés du supérieur commencent leur carrière dans la fonction publique au même rang, et pas que certains la commencent là où d’autres la finissent. Mais il faudrait pour cela savoir repérer les compétences dans un vivier beaucoup plus large, sans que les seuls critères soient l’ancienneté, la servilité ou la médiocrité… En promouvant d’emblée des élites très restreintes, le système traditionnel assigne chacun à une place définie, en limitant espoirs et frustrations…

Comment expliquer la tolérance de la société civile française vis-à-vis du statut des élites et de la reproduction systématique de cet entre-soi ?

Jean-Marc Boyer : La doxa en vigueur, répercutée par les médias, confond souvent la caste au pouvoir avec une élite éclairée. E. Macron a donné l’espoir d’effectuer une « révolution ». On constate que plusieurs réformes visent plutôt à consolider les réseaux de pouvoirs administratifs existants, aux dépens des syndicats, des parlementaires, des partis politiques traditionnels, des collectivités territoriales, etc.
Or, cette « élite » a été formatée au pouvoir fiscalo-administré, déjà excessif en France. Le risque est que la société civile le tolère de moins en moins, et que des votes populistes progressent comme ailleurs en Europe.

Hervé Joly : Le système est assez entrouvert pour que chacun ait l’espoir d’en être, si ce n’est pour lui-même, au moins pour ses enfants ou ses connaissances. En France, on aime bien les honneurs, même par procuration.

Jean-Marc Boyer et Hervé Joly

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