Une faillite qui dure depuis plus de 20 ans sans qu rien ne change
Article de 2003
Les français ne le savent pas - le gouvernement se refusant à dramatiser la situation -, mais la Sécurité sociale est en quasi-faillite. Les chiffres sont sans appel : si les branches vieillesse et famille sont équilibrées, l’assurance-maladie accusera un déficit cumulé de 30 milliards d’euros sur la période 2002-2004. Moins de croissance économique et toujours plus de dépenses, la mécanique est infernale. En moins de deux ans, le régime général est passé d’un très fragile équilibre à un « trou » sans précédent depuis la fondation de la « Sécu », en 1945.
Désormais l’assurance-maladie va vivre à crédit plusieurs jours par mois. Le gouvernement a même prévu des jours plus sombres l’an prochain : dans le projet de loi de financement de la Sécurité sociale, il a discrètement porté de 15 milliards à 33 milliards d’euros le plafond des avances que la Caisse des dépôts accorde à l’Acoss, l’organisme gestionnaire de la trésorerie du régime général. D’apparence technique, cette mesure signifie, en fait, une mise sous perfusion - dont Lionel Jospin partage une part de responsabilité avec Jean-Pierre Raffarin. Mais c’est le seul moyen que le premier ministre a trouvé pour que les caisses puissent continuer de verser pensions, allocations familiales et remboursements de soins aux 50 millions d’assurés sociaux du régime des salariés. La « Sécu » vit à crédit.
Avant la récession de 1993, les experts affirmaient volontiers que, rapporté à l’ensemble des dépenses, le déficit relevait de « l’épaisseur du trait ». Bon an mal an, le gouvernement équilibrait le bilan social du pays en recourant à des remèdes éprouvés - hausse des cotisations et baisse des remboursements - parfois accompagnés de réformes structurelles (budget global hospitalier en 1985, CSG en 1991).
Il est vrai qu’à l’époque les politiques n’étaient pas sous l’œil de Bruxelles, qui exerce un contrôle sourcilleux sur les dépenses sociales des Quinze.
On n’en est plus là aujourd’hui. Le « trou » de l’assurance-maladie est devenu « abyssal », de l’aveu même du ministre de la santé, Jean-François Mattei, et ses besoins de financement sont inscrits dans le déficit public français au sens de Maastricht. Lors des récents conseils des ministres des finances européens, Francis Mer a bien tenté de rassurer ses homologues : la France engagera une réforme de l’assurance-maladie, comme elle l’a fait pour son système de retraites. Ses déclarations ont été accueillies avec un certain scepticisme.
Et pour cause. A Paris, le discours est moins volontariste, même si M. Raffarin vient d’annoncer qu’il s’était fixé la « date butoir » du 14 juillet 2004 pour arrêter ce qui ressemblera probablement à un plan de sauvetage de l’assurance-maladie. Les Français n’y sont « pas encore prêts », plaide-t-il. Il juge que cette réforme, au moins aussi sensible que celle des retraites, doit être précédée d’une phase de « diagnostic » et de « concertation ».
Le report de cette réforme - un temps envisagée pour cet automne - a une justification plus terre à terre. Le chef du gouvernement a décidé d’« enjamber » les élections du printemps 2004 avant d’annoncer des mesures qui ne peuvent être que douloureuses. Comme si, de concert avec le chef de l’Etat, il avait choisi les électeurs plutôt que l’Europe, la paix sociale plutôt qu’un nouvel affrontement avec les syndicats.
Catastrophique, l’état de santé de la « Sécu » l’est plus qu’en 1995, l’année où Alain Juppé avait annoncé une véritable « refondation » du système de protection sociale. Les optimistes soulignent que cette situation est meilleure sur un point : les recettes. Lors de la récession du début des années 1990, la masse salariale s’était effondrée, stagnant en 1993 et ne progressant que de 1,3 % en valeur l’année suivante. En 2002, elle a augmenté de 3,3 % et de 2,7 % cette année - même si l’on est loin des 6,3 % de croissance des années 2000 et 2001.
« RESPONSABILISATION »
En revanche, la réalité est beaucoup plus dégradée qu’il y a huit ans sur le front des dépenses. Leur progression n’était alors « que » de 3 % en volume, elle est de 5 % depuis deux ans. Aucun mécanisme de régulation, aucune mesure de responsabilisation des professionnels de santé et des assurés n’est là pour corriger la dérive. Celle-ci s’explique, notamment, par l’explosion du nombre des patients « en ALD » (affections de longue durée), la multiplication des arrêts de travail chez les 55-59 ans et le coût des 35 heures à l’hôpital. Entre 1998 et 2002, le seul dépassement de l’objectif de dépenses d’assurance-maladie voté chaque année par le Parlement a atteint 13 milliards d’euros.
A situation différente, remèdes différents. Ceux que prépare M. Raffarin ne ressemblent pas à la potion Juppé. Celui-ci avait tenté de sauver le système, en 1995, en cantonnant les déficits passés dans une Caisse d’amortissement de la dette sociale (CADES) et en instaurant un prélèvement ad hoc de 0,5 % sur tous les revenus. Mais son plan, inspiré des propositions de la CFDT, avait surtout fait porter l’effort sur l’offre de soins, notamment en prévoyant des sanctions financières contre les médecins trop gros prescripteurs.
Il n’en est plus question, désormais. La politique du bâton contre les professionnels de santé est enterrée. Le « malentendu » de la droite avec les médecins a été dissipé par de substantielles revalorisations d’honoraires dès la réélection de Jacques Chirac. Pour le président de la République, la France dispose d’un « bon système » de soins qu’il suffit simplement d’« adapter », comme il l’affirmait dans son entretien télévisé du 14 juillet 2003.
Le nouveau discours gouvernemental a un leitmotiv : la « responsabilisation » de tous les acteurs. Celle des caisses, des professionnels de santé et de l’industrie pharmaceutique. Mais surtout celle des assurés sociaux, comme le souligne M. Mattei depuis plusieurs mois. Au printemps, le ministre de la santé a lancé un ballon d’essai en publiant un rapport commandé à un inspecteur général des affaires sociales ancien responsable du pôle santé de l’assureur AXA. Sa philosophie ? Transférer sur les ménages et les mutuelles une part des dépenses couvertes par la Sécurité sociale, qui rembourse actuellement 75 % des dépenses de santé.
Les réactions syndicales, en plein débat sur les retraites, avaient poussé M. Mattei à remiser ce rapport, mais l’idée n’a jamais été abandonnée. Notamment par M. Chirac, qui souhaite « associer bien davantage les mutuelles » à la gestion du système et au remboursement des soins. Tout porte à croire que la prochaine réforme prévoira une contribution accrue des assurés au financement de leurs dépenses. Quitte à ce que l’Etat aide financièrement les ménages modestes à souscrire une bonne mutuelle, comme le président-candidat l’avait promis durant sa campagne.
Qu’il réforme la « Sécu » en profondeur ou qu’il l’« adapte », M. Raffarin devra quand même répondre à l’urgence : trouver près de 30 milliards pour apurer le passif. Soit trois points de CSG ou quinze fois ce qu’il a accordé aux contribuables en baissant l’impôt sur le revenu de 3 % l’an prochain. Le gouvernement ne peut pas envisager une telle ponction sur le pouvoir d’achat, qui étoufferait dans l’œuf tout espoir de reprise économique.
Reste alors la prolongation de quelques années de la contribution au remboursement de la dette sociale, évoquée le 2 octobre par Alain Lambert. Le remède le plus indolore pour les assurés et le moins risqué politiquement. Mais cette solution consiste à présenter la facture sociale d’aujourd’hui aux générations de demain.
Jean-Michel Bezat