• LE MONDE | 12.08.2002
Washington
On n’a donc pas demandé à M. Murawiec de précisions sur son exposé. En revanche, ce Français de 51 ans, dont Le Monde avait publié un long entretien, consacré à la défense antimissile dans son édition du 12 juin 2001, a bien voulu parler de ses travaux et de son itinéraire, également étonnants.
La Rand est une organisation de recherche en matière de politiques publiques, dont les clients sont les ministères, agences et services gouvernementaux, pour la plupart de niveau fédéral. Liée, à l’origine, à l’armée de l’air, elle produit aujourd’hui des études commandées pour moitié par les militaires, pour moitié par les civils. M. Murawiec est le premier Français recruté par cette organisation, à laquelle il appartient depuis maintenant trois ans. (Gergorin lui il n’existe pas ?)
« Senior Policy Analyst, c’est le plus haut niveau », complète-t-il. Il est arrivé là après avoir été, de 1997 à 1999, consultant à la délégation aux affaires stratégiques du ministère français de la défense. Avant, il dirigeait, à Genève, une société de conseil, GéoPol SA.
« AU BOUT DE SEPT ANS »
Et encore avant ?
Le magazine électronique Slate a révélé, le 7 août, que M. Murawiec a appartenu au groupe dirigé par Lyndon LaRouche. Passé de l’extrême gauche à l’extrême droite, LaRouche, 80 ans, se prépare à être candidat, comme toujours, à la présidence des Etats-Unis. « J’ai rencontré ce groupe en 1980, aux Etats-Unis. J’en suis sorti progressivement au bout de sept ou huit ans », dit M. Murawiec, mal à l’aise avec cette longue erreur de ce qui n’était plus sa jeunesse. « Ma théorie, dit-il, est qu’à chaque génération, il y a cinq ou six types programmés pour devenir Hitler ou Staline. LaRouche est un de ceux-là, sans les circonstances favorables. »
M. Murawiec travaillait, en Allemagne, pour une agence de presse contrôlée par LaRouche et écrivait des articles dans un hebdomadaire économique aujourd’hui disparu, La Vie française. Il se trouve que la direction de cet hebdomadaire, à cette époque, n’était pas sans liens avec LaRouche et sa filiale française, le Parti ouvrier européen.
Pratiquant sept langues, mais pas l’arabe, M. Murawiec est aussi chargé de cours à l’université George-Washington. Il vient de publier, aux éditions Odile Jacob, Comprendre l’esprit des nations. Il s’était attelé, en 1999, à retraduire De la guerre, de Clausewitz, pour les éditions Perrin. Il travaille sur la Chine et, en même temps, à « une anthropologie de l’islam », tout cela avec un Capes de philosophie. Ses maîtres sont deux « comparatistes », Léon Poliakov, l’historien de l’antisémitisme, et Ali Mazaheri, historien du monde musulman, qui enseignèrent l’un et l’autre à l’Ecole pratique des hautes études. « Je vous quitte. J’ai promis de faire des cailles au raisin pour ce soir. Il faut encore que je trouve les cailles. »
Patrick Jarreau
• ARTICLE PARU DANS L’EDITION DU 13.08.2002
Laurent Murawiec : "Obama est une feuille blanche" par Ibn-Khaldun
Laurent Murawiec, analyste politique : « Des boucliers antimissiles mobiles face à la prolifération »
12/06/2001 Le Monde
Propos recueillis Alain Frachon et Daniel Vernet
Missile Defense
Premier Français à avoir intégré la Rand Corporation, le plus célèbre des instituts américains de recherche stratégique, ce spécialiste décrit le grand tournant que les Etats-Unis opèrent aujourd’hui dans la conception de leur défense.
"Quel est l’état d’avancement du projet d’un système de défense antimissile ?
- L’administration n’a pas encore arrêté ses choix définitifs. Les responsables de l’équipe Bush se sont répandus un peu partout dans le monde pour en parler. Ils font une espèce de sondage d’opinion en grandeur réelle et ils travaillent d’arrache pied au Pentagone sur la question des choix. Nous en sommes à la première étape.
- Il a été question d’un bouclier national, puis on a supprimé l’adjectif « national ». On l’a présenté comme la réponse à un tir de missile d’un Etat voyou ; maintenant on dit plutôt que c’est un instrument de lutte contre la prolifération des missiles balistiques...
- Nous devrions nous débarrasser du mot bouclier, à moins d’inclure des notions de boucliers mobiles. Nous ne sommes plus dans la perspective reaganienne de 1983 et la création d’une espèce de cloche au dessus des territoires défendus, que ce soient les Etats-Unis ou leurs alliés. Deuxième précision : il est vrai que les armes n’existent pas, mais, en général, quand on lance un projet d’armement, c’est que cela n’existe pas encore. Depuis la fin des années 1980, le concept de défense antimissile a été extrêmement changeant : c’était plus une sorte de pingpong politique qu’un projet cohérent. On ne parle plus de défense antimissile « nationale » parce que l’équipe Bush a voulu apaiser les craintes, en particulier en Europe, de voir ce système protéger les Etats-Unis exclusivement.
"L’objectif général est de répondre aux menaces de prolifération et aux effets de cette dernière. Les effets, c’est la capacité de dissuasion qu’acquiert un adversaire éventuel en s’équipant en missiles balistiques. Imaginez la Chine disant aux Américains : nous allons régler son compte à Taïwan, mais vous n’intervenez pas parce que nous sommes capables de frapper soit la Côte ouest des Etats Unis avec nos missiles intercontinentaux, soit vos porte avions croisant à quelques milliers de miles marins de Taïwan... Les Américains veulent être en mesure d’empêcher cette dissuasion.
- Pourquoi la dissuasion telle qu’on l’a connue pendant la guerre froide ne fonctionnerait-elle pas dans ce cas ?
- La dissuasion entre les Etats-Unis et l’URSS a fonctionné au niveau de la guerre généralisée. L’équilibre de la terreur a empêché un affrontement direct entre les Etats Unis et l’Union soviétique, mais elle n’a pas du tout empêché des dizaines d’autres guerres, y compris celle du Vietnam. La situation entre les Etats-Unis et la Chine n’est pas du tout le calque de celle ayant existé entre les Etats-Unis et l’URSS. La possibilité que Pékin s’attaque à Taïwan dans les années qui viennent n’est pas à exclure, surtout si les Chinois sont capables d’infliger des pertes telles aux Américains qu’ils puissent leur dire : vous n’allez quand même pas prendre ces risques pour cette province renégate.
- Dans le projet Reagan, il y avait à la fois le bouclier et le désarmement. A Reykjavik, Reagan fut très près d’accepter une proposition de Gorbatchev sur un désarmement nucléaire quasi général.
- Il fut très près mais il ne l’a pas fait, et cela fait une grande différence. Dans l’optique reaganienne, une fois que les Etats-Unis auraient été capables de frapper les missiles intercontinentaux soviétiques et de les empêcher d’atteindre leur cible, à ce moment-là - comme il l’avait dit dans son discours fondateur en 1983 -, il devenait possible de se débarrasser de l’équilibre de la terreur.
- Le développement de systèmes antimissiles dont pourraient aussi bénéficier les Européens et peut être même les Russes est-il compatible avec la théorie classique de la dissuasion ?
- J’ai très peur de ce que l’on appelle la théologie nucléaire ; c’est une pseudo-science d’une complexité qui m’effraie.
La dissuasion en tant qu’arme de la diplomatie est quelque chose qui existe depuis toujours. La dissuasion est un fait normal de la diplomatie et de l’art de la guerre. La dissuasion nucléaire a eu un certain profil à l’époque où deux super-grands pouvaient se menacer l’un l’autre, et la planète entière, de destruction généralisée. Elle a une allure tout à fait différente dans un monde qui n’est plus défini par cette bipolarité.
- Est-ce à dire que la dissuasion française n’a plus sa place dans ce contexte ?
- Je crois qu’elle est radicalement dévaluée.
- Peutýon essayer de dresser la physionomie d’un système de défense antimissile ?
- Les choix ne sont pas encore arrêtés, le Pentagone va mettre un certain temps avant de s’engager définitivement. Au point de vue technique, on est arrivé au point où toutes les grandes composantes de défense antimissile sont devenues faisables, c’est-à-dire les systèmes de détection, le traitement de données, la capacité de connexion en temps réel, l’acquisition de cibles, le feu et la précision du feu. Ce qui guidera les choix des Américains, ce seront les objectifs assignés à cette défense antimissile. Si l’objectif est d’empêcher tel ou tel pays de menacer les Etats Unis ou leurs alliés, dans ce cas les systèmes basés dans l’espace et sur des unités navales seront au premier plan. Il me semble que ce sont ces systèmes qui auront la priorité.
« Mais les calendriers seront échelonnés. Le croiseur Aegis, qui est le composant essentiel d’un système de défense antimissile, est opérationnel depuis un certain nombre d’années. Et il semble que d’ici huit ans la »couche supérieure« , c’est-à-dire la défense à haute altitude, devrait être opérationnelle. La »couche inférieure", qui est le Patriot 3 ou le Pack 3 (batterie de missiles antimissiles), c’est le présent.
- Comment, du point de vue américain, l’appréciation de la menace a-t-elle évolué au cours des derniers mois ?
- Le point de départ me paraît être une prolifération proliférante. La prolifération irrésistible à la fois des vecteurs balistiques et des armes nucléaires biologiques et chimiques. Le club nucléaire a acquis, bon gré mal gré, un certain nombre de nouveaux membres ces dernières années (l’Inde et le Pakistan), et les armes NBC (nucléaires, bactériologiques, chimiques) prolifèrent de tous côtés. La première constatation est que les menaces se sont considérablement accentuées. L’Iran, qui n’est certes plus en plein zèle religieux révolutionnaire, mais qui n’est pas dépourvu de zèle nationaliste et d’ambitions régionales, dispose d’un vecteur à moyenne portée. Avec l’aide russe et chinoise, les portées de ces missiles vont toucher à l’Europe ou à des alliés des Etats-Unis dans la région. Nous ne sommes plus dans le schéma de la guerre froide où il s’agit de détruire totalement le territoire de l’adversaire, mais il s’agit d’armes qui sont beaucoup plus opérationnelles.
"Les armes nucléaires étaient faites pour qu’on ne s’en serve pas, nous sommes dans une époque où les armes nucléaires et les autres armes de destruction massive vont de plus en plus être faites pour être utilisées. En ce qui concerne l’analyse des risques, il n’y a pas de grande crainte du côté américain que la Russie représente une menace d’ensemble, elle est considérée plutôt comme une puissance résiduelle, elle constitue une nuisance et non une menace. Le plus ennuyeux, c’est que la Russie soit un proliférateur si actif de technologie dangereuse. En revanche, la montée de la menace chinoise est prise très au sérieux, d’autant plus que l’instabilité intérieure de la Chine pourrait la pousser à l’aventure extérieure.
- La défense antimissile est-elle un facteur de prolifération, comme le disent ses adversaires, ou plutôt une réponse à cette prolifération ?
- Lorsqu’on entend d’aucuns dire que ce projet relancerait la course aux armements, c’est une aimable plaisanterie, car nous sommes dans une course aux armements ; l’extraordinaire prolifération à la fois des vecteurs et des armes est un processus continu depuis au moins dix ans.
- Et dans l’espace ?
- J’hésite sur la notion de militarisation de l’espace, car depuis l’apparition des missiles intercontinentaux au cours des années 1950, l’espace a commencé d’être militarisé. L’ex-URSS avait lancé plus d’un millier de satellites Cosmos dont la quasi-totalité étaient des satellites militaires. Aujourd’hui, il n’y a pas de fonction d’intelligence, de surveillance et de reconnaissance sans passer par l’espace. Il n’y a pas non plus de fonction de commandement, de contrôle et de communication sans l’espace. Il n’y a pas de frappe sans l’espace puisque les armes de précision à longue portée se repèrent et sont guidées largement à partir du système GPS.
" Nous sommes déjà dans une situation où l’espace est très militarisé. Je ne vois pas comment cette nouvelle dimension de l’activité humaine pourrait échapper à la militarisation comme le furent l’océan et les profondeurs sousýmarines. L’espace devient un enjeu militaire. Si la puissance des Etats-Unis est largement conditionnée par leurs capacités spatiales, aussi bien civiles que militaires, cela devient une cible militaire pour les ennemis des Etats-Unis.
- Quel sera le nouveau profil des forces armées américaines compte tenu de cette évolution technologique et stratégique ?
- Le secrétaire à la défense, Donald Rumsfeld, a commandé une revue stratégique de toute la défense américaine. Il s’agit d’une philosophie profondément renouvelée de la défense.
Les forces américaines sont fondées, depuis plus d’une décennie, sur l’idée qu’elles devaient être capables de faire face à deux grands conflits régionaux simultanément, et leur structure dérivait de ce cas de figure hypothétique. Aujourd’hui, il est de plus en plus clair que c’est vers l’Asie que le centre de gravité des conflits mondiaux va se déplacer et c’est là qu’il faudra être capable de répondre. Par ailleurs, c’est la première fois que les Américains pensent devoir se protéger d’attaques sur leur propre territoire, ce qu’ils appellent la Homeland Defence.
" Je crois que le profil à venir des forces US sera constitué d’unités de plus en plus légères, agiles, rapides, très transportables et très rapidement projetables hors du territoire américain. Les systèmes d’armement qui ont été les rois des batailles du 20e siècle, c’est-à-dire le char lourd, le porte-avions et le chasseur à réaction vont perdre de leur importance : au lieu d’être les fers de lance des forces US, ils passeront au second plan au profit de systèmes d’armement plus légers et interconnectés.
- Quelles sont les conséquences pour l’Europe ?
- Les Européens doivent et peuvent être associés au projet antimissile. Le fossé est beaucoup moins technologique que budgétaire, politique et stratégique. Les budgets de défense européens sont très en dessous de ce qu’ils devraient être. Il y a un fossé d’ordre organisationnel et opérationnel : est ce que les forces européennes sont faites pour se défendre contre un ennemi qui n’est plus menaçant ?
En est on encore à la défense territoriale contre un ennemi qui ne viendra pas de l’Est ?
A quel niveau, nous Européens, situons nous nos responsabilités ? Sommes-nous une puissance paroissiale ou avons-nous des ambitions, donc des responsabilités, mondiales ?"
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