14/06/2001
Dans cette controverse, il est généralement de bon ton de fustiger l’esprit revanchard d’une branche active de... l’establishment américain. Mais face à la perte potentielle de marchés, en particulier sur la scène asiatique, que risque de susciter le déploiement de ce bouclier antimissiles, en faisant désormais de la Chine un compétiteur stratégique, l’idéologie ne pèse pas lourd. En réalité elle n’est - à l’instar de la stratégie militaire - qu’un élément parmi un faisceau d’intérêts convergents. Quel serait donc le facteur décisif, ultime ? Mais voyons... It’s Business, As Usual !
En premier lieu, le déploiement d’un système antimissiles augure d’un véritable pactole pour les entreprises des secteurs défense-aérospatial. L’architecture limitée (la National Missile Defense ou NMD) envisagée par Bill Clinton avait été évaluée à 60 milliards de dollars. A présent, toutes les estimations dépassent largement la barre des 100 milliards de dollars, alors même que les composantes spatiales d’un futur parapluie ne sont ni définies, ni chiffrées.
Toutefois, les effets escomptés par une relance des commandes militaires ne sont qu’une facette de la nouvelle politique économique américaine. La motivation centrale de cette intervention publique se situe dans la perspective de retombées technologiques pour les marchés civils, au départ de la recherche-développement spécifique aux systèmes anti-missiles. George W.Bush lui-même déclarait que les Etats-Unis devaient développer de nouvelles technologies qui soutiendront une nouvelle stratégie. Dans ce contexte, son projet encore flou d’un bouclier antimissiles de portée globale se voit attribuer le statut d’une véritable locomotive. A l’arrivée : le maintien de la suprématie américaine dans les technologies spatiales, et par là même la perspective d’une nouvelle révolution de la société de l’information. Cette dernière, véritable épine dorsale de la nouvelle économie, bat de l’aile depuis plus d’un an.
Une solution : de nouvelles offres commerciales.
Il s’agit en particulier de ces constellations de satellites qui sont perçues comme les plaques tournantes d’un futur réseau global sans couture. Mais voilà, les technologies spatiales (les lanceurs, les satellites...) sont encore trop coûteuses. Aujourd’hui, à quelque 9.000 dollars le kilo de satellite lancé en orbite basse, la diffusion par l’espace de produits d’information et de communication ne parvient pas à... décoller. Les déboires des opérateurs présents, par exemple, sur le marché futur du GSM de 3e génération sont là pour nous rappeler que le développement de nouveaux produits, dans le cadre de la société de l’information, est à situer dans une perspective du moyen terme, dans le meilleur des cas. Les coûts élevés et les faiblesses technologiques ont surtout pour effet de refroidir les marchés financiers.
Dès lors, s’impose à nouveau le recours à la providence.
Mais c’est bien sûr : l’Etat bâtisseur d’infrastructures ! Un léger inconvénient toutefois : les règles édictées au sein de l’Organisation mondiale du commerce et les protestations attendues pour concurrence déloyale. Concernant précisément le secteur stratégique de l’aérospatial, la controverse euro-américaine est importante. En revanche, l’OMC reconnaît le secteur défense comme étant exclusivement de la compétence des Etats-nations.
Il faut le savoir. Le développement de technologies devant permettre le déploiement d’un bouclier anti-missiles profite également aux industries présentes dans les secteurs des lanceurs spatiaux, des satellites, des télécommunications... Le perfectionnement des technologies de propulsion ainsi que le processus de miniaturisation des satellites contribuent en effet à réduire le coût au kilo de satellite lancé sur orbite. En finale, l’effet escompté est la compression des coûts liés aux produits de diffusion par satellite qui, tout en étant de qualité supérieure, deviendraient abordables pour un nombre toujours plus grand de consommateurs.
Cette nouvelle politique économique précipite une remilitarisation de l’économie américaine. Au centre d’une nouvelle relance des commandes militaires américaines, lesquelles devraient par ailleurs assurer la transition vers une reprise de la demande dans les secteurs défense-aérospatial, en même temps que dans ceux, civils, de la société de l’information, le bouclier antimissiles devrait à terme contribuer à renforcer la compétitivité des entreprises américaines - présentes sur les marchés des lanceurs, des satellites, des télécommunications, des technologies de l’information - au détriment notamment des firmes européennes et japonaises. L’option qui semble dès lors retenue par les dirigeants européens, et ceci afin de ne pas approfondir le fossé technologique entre les deux rives de l’Atlantique, nous dit-on, consiste à être partie prenante de ce nouveau cadre stratégique américain.
La question reste posée. A qui sert le bouclier anti-missiles ?
Ne faudrait-il pas, comme au basket-ball, demander un temps mort et s’interroger sur le fondement réel des nouvelles technologies, en tout cas telles qu’on se les voit imposer ?
À défaut, les forces du marché, livrées à elles-mêmes, risquent bien d’entraîner la planète vers sa destruction totale...
La Libre Belgique
Aris Roubos, journaliste, chercheur associé au GRIP