Ce n’est qu’un début. Dans le langage le plus courant, le français défi disparait au bénéfice de challenge, prononcé tchallènege, qui peut aussi remplacer compétition ; une occasion devient une opportunité (opportunity) ; le verbe réaliser, qui signifiait originellement se rendre compte, signifie maintenant exécuter (realize) ; impact (heurt) a donné impacter qui ne veut pas dire cogner mais influencer, alors que impact se traduit par encastrer ; alternative, qui voulait dire alternance, choix, est devenu solution de remplacement (alternative), etc…Ces nouvelles acceptions de mots souvent français d’origine (challenge signifiait chicane en vieux français) proviennent de la consanguinité entre les deux langues et ne créent point de tort, sinon de créer un halo d’incertitude sur leur sens.
Mais que dire de « sale » à la place de solde, qui s’affiche sur tant de vitrines en Suisse et qui est tout simplement grotesque : cela ne dit rien de plus mais cela s’efforce de faire plus chic, moins vulgaire, moins attaché à la bonne affaire recherchée par les gagnepetits. L’abomination des abominations est sans doute « booster », qui se prononce « bouster » et qui ne dit rien de plus que des verbes bien ordinaires comme relancer, augmenter, promouvoir. Il fait partie de ces mots (boom, booléen, boomerang), comportant un double oo, avalé tout cru dans sa prononciation « ou » anglaise, alors que coopération se prononce légitimement en français avec deux o.
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Il est normal et sain qu’une langue évolue, pourvu qu’elle incorpore les apports plutôt que de les laisser flotter comme des parasites : ces mots anglais, prononcés à l’anglaise, donnent l’impression à ceux qui ignorent cette langue qu’ils en possèdent tout de même une teinture. Depuis plus d’un siècle, supporter comme substantif signifie celui qui soutient : il suffit de l’orthographier comme il se prononce « supporteur » pour l’incorporer, le distinguer du verbe supporter qui signifie soutenir et qui ne pouvait manifestement pas engendrer « souteneur » déjà utilisé dans un tout autre contexte. Si l’on tient absolument à « hacker, qu’au moins on l’écrive hackeur, hackeuse, comme il se prononce, parce que le substitut proposé officiellement fouineur n’a jamais pris. En revanche, email donne le verbe abominable emailer, qui se prononce imayer, alors que les Québecois utilisent depuis 1990 le très beau terme courriel.
L’évolution (souhaitable ou non) de la langue est tellement importante et rapide que d’ores et déjà le français des siècles antérieurs est devenu incompréhensible pour la jeune génération. Il ne sert plus à grand-chose d’organiser des représentations théâtrales de classiques pour les élèves des collèges car que peuvent-ils comprendre à des phrases raciniennes du style « Un cœur noble ne peut soupçonner en autrui/ La bassesse et la malice / Qu’il ne sent point en lui “. Cette pensée qui se replie sur elle-même leur est devenue étrangère. Ils n’en soupçonnent même plus l’existence et ne peuvent donc concevoir ce qu’ils ne peuvent exprimer. C’est cela qui définit l’inculture, l’incapacité de formuler ce que l’on ressent au point de ne plus le ressentir.
Dans les théâtres, que ce soit en Suisse ou à Paris, les textes classiques n’ont plus la cote, parce que les troupes savent que les spectateurs ne les comprennent plus. Depuis dix ans à Lausanne, j’ai eu le bonheur exceptionnel de voir un seul Racine, où Etéocle et Polynice paradaient en tenues camouflées en brandissant des mitraillettes. Aucun Claudel, Montherlant, Sartre, Anouilh, Beaumarchais, Marivaux, etc.
Les metteurs en scène sont à ce point imbus de leurs personnes et démunis de culture classique, qu’ils se prennent pour des écrivains et composent eux-mêmes le texte de leurs succédanés de pièces. J’ai subi le sommet de la stupidité à Vidy avec un prétendu « Roi Lear », joué par un seul comédien d’origine kazakhe dans sa langue maternelle, sous-titrée en français, sans aucun rapport avec le texte de Shakespeare. Comme attraction ultime, il se déshabillait lors de la dernière scène, ce qui est devenu un poncif des mises en scène actuelle. Les « théâtres » dûment subventionnés en viennent à concurrencer les boites de nuit.
Les éditeurs de littérature publient de plus en plus de titres (500 romans pour la rentrée) dont la vente diminue à proportion. Selon une formule célèbre, « les lecteurs entrent au cimetière, tandis que les illettrés sortent des universités ».
Il existe une origine politique à cette promotion de l’inculture. Pour les partis extrémistes, la masse inculte constitue une réserve de recrutement. Ainsi, j’ai surpris l’aveu d’une personnalité vaudoise dont le parti contrôle l’enseignement obligatoire : « Le véritable but de l’enseignement n’est pas d’apprendre, mais de socialiser ». Moins les élèves en savent, plus ils sont malléables. Et c’est bien juste que la culture classique apprenne à se déterminer par la réflexion personnelle et non par le formatage à des slogans. La promotion de l’inculture explique donc le présent désamour de la démocratie, qui entraine tant de pays européens vers des formes de dictature. Il faut se souvenir des autodafés de livres par les nazis et de l’interdiction de publier les meilleurs écrivains en Union Soviétique. La promotion de l’inculture et le mépris de la langue procèdent de la même volonté
Jacques Neirynck est ingénieur, ancien conseiller national PDC et député au Grand Conseil vaudois, professeur honoraire de l’École polytechnique fédérale de Lausanne (EPFL), d’origine belge, de nationalité française et naturalisé suisse. Il exerce la profession d’écrivain.