Par O’Dy Sylvie, publié le 06/01/1994
L’EXPRESS :
Il y a actuellement un moratoire sur les essais nucléaires. La France, à l’origine de cette initiative, se retrouve dans une situation paradoxale : le gouvernement réunit commission sur commission pour étudier le bien-fondé d’une reprise des tirs. Comment en est-on arrivé là ?
MARIE-HÉLÈNE LABBÉ : Jusqu’en 1992, la question d’un moratoire sur les essais nucléaires était principalement discutée entre les deux superpuissances. Depuis 1945, il y a eu plusieurs tentatives. Les Etats-Unis et l’Union soviétique, dès qu’ils atteignaient un certain niveau technologique, pouvaient ainsi souhaiter barrer l’accès aux puissances qui voulaient devenir nucléaires, la France et la Chine, par exemple. La première proposition a été faite par les Soviétiques et favorablement accueillie par le président Eisenhower, suivi par les Britanniques. Ce moratoire a été effectif de novembre 1958 à septembre 1961.
- Pourquoi a-t-il été rompu ?- A cause des vérifications qu’Américains et Britanniques voulaient entreprendre en territoire soviétique, pour s’assurer, in situ, qu’on ne réalisait pas de tirs. L’URSS s’y refusait. Entre-temps, en 1960, la France avait procédé à un essai. En conséquence, les Russes ont dénoncé unilatéralement l’accord et effectué une batterie de tirs en 1961 - 30 essais en soixante jours - marquant spectaculairement la fin du moratoire.
- Y a-t-il eu d’autres tentatives ?- On a fixé des limites sur le plan technologique. Le traité de Moscou, en août 1963, a interdit les essais dans l’atmosphère, dans l’espace extra-atmosphérique et sous l’eau. Par ailleurs, en juillet 1968, à l’initiative des Etats-Unis, de l’Union soviétique et de la Grande-Bretagne, le traité sur la non-prolifération (TNP) des armes nucléaires a été signé. Puis il y eut des accords réglementant la puissance des armes testées et limitant les essais souterrains, le plus souvent à la demande des Américains et des Soviétiques. La France a repris l’initiative, le 8 avril 1992. Ce jour-là, Pierre Bérégovoy a annoncé la suspension des essais nucléaires français pour l’année 1992. L’affaire a été perçue à l’étranger comme un gage donné aux écologistes, qui venaient de marquer des points aux élections régionales. Je crois que ce n’était pas faux ! Les réactions internationales immédiates ont été extrêmement négatives.
- Quelles ont été ces réactions ?- George Bush a déclaré très officiellement que les Etats-Unis ne se sentaient en rien concernés par la décision française et qu’ils poursuivraient leurs tests atomiques en fonction de leurs légitimes besoins en matière de sécurité. Quant aux Chinois, ils ont répondu par un essai souterrain de 1 mégatonne. Une façon de ridiculiser les prétentions de la France, sa volonté d’incarner une sorte de leadership moral, au moment où elle était engagée dans des pourparlers avec Taïwan sur la vente de Mirage 2000-5. Mais le Sénat américain, suivi par la Chambre des représentants, a rebondi sur la proposition française et adopté un amendement à une majorité suffisante pour passer outre à un veto présidentiel : l’amendement Hatfield, le 24 septembre 1992, instituait un moratoire jusqu’à la fin de l’année 1992 et spécifiait également que, pendant les trois années suivantes, les Etats-Unis procéderaient à un maximum de cinq tirs par an, pour aboutir en 1996 à un « Comprehensive Test Ban Treaty » - l’interdiction générale et complète - si, bien sûr, d’ici là, la Russie n’avait procédé à aucun essai nucléaire. Le président George Bush a signé le texte, tout en rappelant son hostilité. La Russie a suivi. En 1993, le pouvoir a changé de main, aux Etats-Unis comme en France. Bill Clinton a décidé de prolonger le moratoire jusqu’en septembre 1994, entraînant le Royaume-Uni et la Russie.
- Et la France ?- La France se retrouve dans une situation extrêmement désagréable. Avec, d’un côté, un président de la République qui a réaffirmé haut et fort que c’était à lui que revenait la décision de reprendre ou non les tirs, puisque cela relevait de sa compétence, et, de l’autre, un gouvernement qui est, dans l’ensemble, favorable à ce redémarrage. Le gouvernement a constitué une commission d’experts, qui a préconisé la reprise. François Mitterrand a rappelé qu’un comité d’experts n’avait pas à prendre le pas sur le président de la République et que lui-même n’avait pas varié dans sa position en faveur du moratoire. Donc, pour le moment, on est dans l’impasse. L’essai chinois, le 5 octobre 1993, n’a rien changé à la situation.
- Comment se compose notre arsenal nucléaire ?- Nous possédons actuellement environ 400 têtes nucléaires. 80% de ces armes se trouvent à bord de nos sous-marins, sur des missiles à six têtes. Les 20% restants se répartissent entre quelques Hadès, trois dizaines de missiles air-sol et les 18 missiles du plateau d’Albion. Tout cela ne représente qu’un centième de l’armement des deux grands, qui totalisent chacun à peu près 40 000 têtes nucléaires.
- Il y a pléthore de bombes atomiques sur la planète. A quoi servent aujourd’hui les essais nucléaires ?- Ils remplissent deux fonctions. La première est de s’assurer de la sûreté, de la sécurité et de la fiabilité des armes existantes. Une fonction essentielle pour un pays qui considère que sa sécurité repose sur la crédibilité de sa dissuasion nucléaire. Prenons l’exemple d’une voiture achetée en 1961. Aujourd’hui, on est en droit de considérer qu’elle manque de nombreux perfectionnements techniques : le système de freinage ABS, les Air Bag. Par ailleurs, même si vous l’avez laissée au garage, elle a vieilli. Avant de monter dedans, vous vous demanderiez si elle est encore véritablement fiable. La même question se pose pour l’arsenal nucléaire. Une bombe vieillit à partir du moment où elle a été produite. On a besoin de vérifier régulièrement que les mécanismes de détonation fonctionnent bien, que les systèmes de sécurité ne sont pas déficients...
- Ne peut-on pas vérifier tout cela autrement que par des tirs ?
- Les Américains considèrent que la simulation remplit pratiquement 90% des tâches attribuées aux tirs atomiques. Mais, par exemple, les têtes des fusées américaines Polaris étaient défectueuses, et pourtant les simulations n’avaient rien décelé d’anormal. Seul un essai bien réel a révélé les défauts du système.
- Les essais permettraient donc d’éviter des accidents ?- Il s’agit là d’une fonction légitime : on peut considérer comme normal qu’un pays qui possède un arsenal nucléaire veuille vérifier fréquemment la fiabilité de ses armes nucléaires. Mais je pense que cela pourra être effectué par simulation à court ou à moyen terme. C’est déjà probablement le cas aux Etats-Unis.
La seconde mission des essais est de participer au développement de nouvelles armes ou de nouveaux systèmes d’armement. Il s’agit là d’une fonction extrêmement importante et, en même temps, extrêmement critiquée. Dans une perspective de non-prolifération, il est très difficile de faire admettre à la communauté internationale - moins cinq pays - qu’elle n’a pas le droit de se doter de bombes atomiques alors que, soi-même, non seulement on en possède déjà, mais on cherche en outre à en mettre au point de nouvelles, plus « performantes », plus « propres »...
- La technologie de la simulation pourra-t-elle bientôt remplacer les vraies explosions nucléaires ?- Les progrès de la recherche en informatique permettent d’affiner les modèles. Les Etats-Unis, les plus avancés dans ce domaine, perfectionnent sans cesse leurs outils. Lors d’une détonation atomique, plus d’un milliard d’opérations se produisent en un centième de seconde. Créer des logiciels pour les reproduire se révèle particulièrement difficile.
- Où en est la France ?- La Délégation générale à l’armement et le Commissariat à l’énergie atomique, comprenant que les restrictions budgétaires conduiraient à réduire le nombre de tirs, travaillent, depuis 1991, sur un projet appelé Palen (Programme pour la limitation des essais nucléaires). Leur problématique : comment pourrait-on continuer à vérifier la qualité et la sécurité des armes en service et en tester de nouvelles s’il devenait impossible de se servir des sites du Pacifique ? La simulation peut répondre à deux types de besoins. Le premier : évaluer les effets physiques et mécaniques de l’explosion nucléaire, c’est-à-dire les ondes de choc, le souffle, la chaleur et le rayonnement. Il existe déjà des installations, en France, pour répondre à cet objectif. A Vernon (Eure) se trouve par exemple une vaste chambre qui sert à soumettre aux rayons ionisants différents composants - essentiellement électroniques - des ogives nucléaires. A Grammat (Lot), la DGA dispose d’un simulateur de souffle qui reproduit, à l’échelle réelle, les effets de souffle résultant d’une explosion atomique. Bien entendu, il ne s’agit pas là de simulations sur ordinateur.
- Quel est le second objectif de la simulation ?- C’est d’observer précisément le déroulement de la fission ou de la fusion. Il s’agit là de concepts de physique fondamentale où interviennent de nombreux paramètres. Cet aspect n’est pas encore bien maîtrisé. Le retard français est difficile à estimer.
- La mission parlementaire qui vient de se pencher sur la question conclut que la France, qui a démarré tardivement, a encore besoin d’une vingtaine d’essais pour maîtriser la simulation par ordinateur. Et les Etats-Unis ?
- Ils ne font guère de confidences ! Mais les spécialistes pensent que leurs programmes de simulation, soit in vivo, soit électronique, sont beaucoup plus avancés que les nôtres. S’il le fallait absolument, si un moratoire définitif était imposé, ils seraient probablement en mesure de se passer d’essais, même si le Pentagone affirme que le pays n’est pas prêt. La France n’est pas dans le même cas. Il semblerait que les ingénieurs du programme Palen aient encore besoin de données de base réelles pour bien calibrer les moyens de simulation (c’est-à-dire mettre sur pied les ordinateurs et les logiciels permettant de reconstituer les milliards d’événements qui se produisent lors d’une explosion nucléaire). Il semblerait aussi qu’on ait besoin de tirs pour mettre au point les têtes nucléaires destinées aux nouveaux sous-marins stratégiques et au Rafale. Enfin, la poursuite du moratoire inquiète aussi les autorités françaises, qui craignent de voir éclater les équipes, composées de scientifiques et d’ingénieurs de première qualité, procédant aux essais. Si leur chômage technique se prolonge, ils risquent de partir vers d’autres laboratoires.
- Les essais nucléaires n’ont-ils pas un rôle autre que technique ?- Le problème clef reste le maintien de la crédibilité de notre dissuasion nucléaire. Il n’est pas évident, à l’égard du reste du monde, et notamment des pays proliférants, qu’un programme de simulation porte le même message qu’un essai : « J’ai des armes nucléaires, je veille à leur entretien, à leur amélioration, à leur perfectionnement. » Surtout que les simulations s’exercent sans la moindre publicité. Un tir atomique, même s’il n’est pas annoncé, est toujours plus ou moins connu. Il y a un effet psychologique certain. Mais, dans cinq ou dix ans, tout cela ne sera-t-il pas qu’une vieille querelle ? Les technologies auront peut-être tellement progressé qu’on pourra savoir que tel ou tel pays a simulé un tir et qu’il témoigne ainsi de sa volonté de maintenir sa force de dissuasion. En revanche, si le recours à la simulation devait traduire une moindre préoccupation d’assurer sa défense par le biais de l’arsenal atomique, ce serait, à mon avis, un risque.
- Reste toujours, dans le cadre d’un moratoire, le difficile problème de la vérification de son application...- C’est sur ce point que le moratoire avait été rompu en 1961. Et c’est toujours actuellement l’une des principales réserves formulables contre une interdiction générale et complète. La communauté scientifique pense qu’il est impossible de vérifier qu’un pays ne procède pas à des tirs inférieurs à 1 kilotonne.
- Une interdiction totale des essais nucléaires écarterait-elle vraiment le risque de prolifération dans le monde ?- C’est rien moins qu’évident ! Quand un pays réalise une explosion nucléaire, on est déjà au-delà du risque de prolifération. Il s’agit d’une puissance nucléaire. Par ailleurs, les pays qui veulent proliférer n’ont pas l’obligation de réaliser un tir. On ignore si Israël a procédé à des essais, mais on sait que ce pays possède des armes nucléaires. De même, le Pakistan est considéré comme une puissance nucléaire de facto quoique n’ayant pas effectué d’essais.
- La renégociation du traité de non-prolifération sert de toile de fond à cette problématique. Quelles sont les positions des uns et des autres ?- Le TNP, qui est entré en vigueur pour vingt-cinq ans en 1970, vient à expiration en 1995. Trois possibilités existent : qu’il ne soit pas reconduit ; qu’il le soit, mais pour une période déterminée ; qu’il le soit pour une durée illimitée. Il compte aujourd’hui 150 Etats signataires, et s’était donné trois objectifs : éviter la prolifération, encourager la coopération nucléaire pacifique, aboutir au désarmement. Un quart de siècle plus tard, il demeure l’objet de vives critiques. Les pays sans bombe lui reprochent son caractère discriminatoire, puisqu’il distingue deux catégories d’Etats : ceux qui possédaient l’arme atomique en 1967 et tous les autres qui n’ont pas le droit de l’acquérir. Ils constatent aussi que le TNP n’a pas empêché les cinq nations nucléaires d’augmenter considérablement leur arsenal. Certains, à commencer par le Mexique, entendent obtenir en 1995 une interdiction complète des essais.
- Quelle est la position de la France ?- Elle a argué du caractère discriminatoire du TNP pour refuser d’y adhérer, avant de revenir sur sa position en 1992. De plus, notre pays n’a effectué aucun tir depuis 1991. La campagne de 1992 a été purement et simplement annulée. Les Américains, eux, ont réalisé une série de tests entre l’annonce du moratoire et le moment où Bush l’a signé. La France craint d’être entraînée dans un processus qu’elle ne maîtrise pas, de se retrouver piégée, en 1995, face à un traité de non-prolifération qui aurait été renouvelé à la condition expresse qu’il y ait une interdiction totale des explosions nucléaires. A ce moment-là, il lui serait quasi impossible de reprendre seule des essais.
- La France peut-elle décider aujourd’hui de le faire, de redémarrer seule les tirs atomiques dans le Pacifique ?- Elle le peut, mais elle rencontrera l’opprobre international. J’ignore si c’est son intérêt. La situation se complique avec notre exécutif bicéphale, le président s’étant engagé à ne pas revenir sur sa décision. Et il est là normalement jusqu’en 1995. L’affaire n’est théoriquement pas du domaine du Premier ministre - ni de son gouvernement. Cela dit, on l’imagine mal rester muet sur cette question essentielle.
- La volonté actuelle du gouvernement de reprendre les tirs nucléaires correspond-elle à un changement de stratégie du pays ?- La nouvelle équipe avait, quand elle était dans l’opposition, violemment critiqué le moratoire. Une certaine logique l’a donc conduite, quand elle s’est retrouvée aux affaires, à tenter d’appliquer ce qu’elle avait préconisé. Cette volonté traduit-elle un changement de la doctrine stratégique française ? Il est trop tôt pour le dire. Voilà pourquoi on lira avec intérêt le livre blanc de la défense qui doit être achevé au printemps. Ce qui est clair, c’est que les rapports de forces ont changé. Qu’à la menace soviétique - clairement identifiée - ont succédé des risques multiples, multiformes, qui ne sont pas tous identifiés, et à l’égard desquels il n’est pas évident que notre actuelle force de frappe soit la plus apte à faire face.
- Ce serait un changement radical ?- La communauté stratégique française croit encore à la doctrine de la dissuasion, qui repose sur le principe du faible au fort. On a entendu certains experts proposer de remplacer la doctrine actuelle par une dissuasion du fort au faible, ou du fort au fou... Il ne faut pas ici parler à la légère : sont en jeu notre doctrine stratégique, la crédibilité de notre dissuasion et nos choix d’armement. Cela sous-tend des choix techniques et industriels extrêmement importants, qui devront être effectués dans un délai rapproché.
- A votre avis, faudrait-il sacrifier les essais à la reconduction du TNP ?- Aucune disposition du TNP ne lie sa reconduction à un moratoire général et complet. Le lien est fallacieux. Cela dit, il a été établi par un nombre toujours plus grand de pays lors des conférences de révision du traité. Si la condition sine qua non de la reconduction du TNP devait être une interdiction complète, je n’hésiterais pas à le signer. Mais je souhaiterais qu’un tel lien ne fût pas établi.